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Hypnotique : Bill Viola à Saint-Eustache

Heureuse église Saint-Eustache ! Choisie pour la retransmission télévisée de la messe de Pâques et bénéficiant du soutien de la Fondation Pinault, dont le musée voisin n’a pas encore ouvert et qui lui prête « Passage into Night », une splendide vidéo de Bill Viola, jusqu’au 2 mai. D’où vient la fascination que cette œuvre exerce ? Quelles réflexions suggère-t-elle pour Saint-Merry ? Chronique de Jean Deuzèmes

Sans nul doute, il y a de quoi être envieux et admiratif de la puissance et de la magnificence de Saint- Eustache qui se voit proposer une telle œuvre, après bien d’autres, par cette institution culturelle privée. On le pressentait, le centre de gravité culture – église s’est déplacé vers l’ouest, le Centre Pompidou va prochainement fermer pour de lourdes rénovations techniques  et l’église Saint-Merry risque de n’être plus en odeur de culture. Le déséquilibre territorial est dommageable voire inquiétant. Dans ce contexte, « Passage into Night », la vidéo de Bill Viola, ouvre à de nombreuses réflexions.

Le site de cette église de l’hyper centre de Paris la présente sobrement :

« À travers cette présentation, Pinault Collection renouvelle avec enthousiasme son soutien aux activités artistiques de la paroisse Saint-Eustache, historiquement engagée en faveur de l’art contemporain. Désormais installée à la Bourse de Commerce, musée de la Collection Pinault à Paris, elle manifeste également ainsi son désir d’entretenir, avec tous les acteurs culturels de son nouveau quartier, des relations de confraternités.
Passage into Night (2005) est un plan fixe de 50 minutes, qui met en scène l’approche progressive et silencieuse d’une figure dans un paysage désertique à la lumière crue, presque aveuglante.
“Les mirages sont donc à peu près les choses les plus réelles parmi les choses irréelles qui existent. En regardant, en fixant cette femme s’avancer vers nous, s’approcher au plus proche, l’énigme persiste et c‘est l’histoire de l’humanité qui marche vers nous.“ (Bill Viola)
[…]
Partagée avec les fidèles et le public, pendant la période de Pâques, cette œuvre silencieuse de Bill Viola, au caractère énigmatique et spirituel, fait écho aux thèmes de la traversée du désert et du passage à travers les ténèbres.»

 Une mise en scène digne du bâtiment

Cette œuvre mérite beaucoup mieux que les très courtes présentations, de surcroît identiques, dans les multiples revues[1].

Vidéo et tabernacle en vis-à-vis lointains

Première surprise : contrairement à bien d’autres œuvres de l’artiste américain né en 1951, l’écran est ici petit[2] (121 h x 72,5 l cm) et l’image flottante encore plus. Comme on sait que la taille influe sur la perception des images, cette œuvre diffère de bien d’autres que l’on a pu voir à la grande exposition du Grand Palais en 2014 et qui happaient tout le corps du visiteur. Ici, ses yeux sont immobilisés et c’est son regard sur un petit objet que fixe Bill Viola. Cette œuvre est à l’opposé de bien des autres : immersives, au caractère monumental, ou utilisant les performances liées à la musique électronique. Celle-ci relève de l’intime.

Seconde surprise : l’œuvre est accrochée dans la nef, sous le grand orgue, derrière la grande porte fermée car en travaux, sur une toile écrue faisant office d’immense marie-louise. Contrairement à d’autres vidéos présentées antérieurement dans des chapelles latérales du bâtiment, la petite image est ainsi magnifiée par cet emboîtement d’échelles, et dès que le visiteur se retourne, il s’aperçoit que celle-ci est de la même taille que le tabernacle à l’autre extrémité de la nef, à près de 80 m ! Cette mise en scène axiale et savante crée une équivalence visuelle ; elle met en tension une image vivante et une autre, architecturale et statique. Le sujet vibrant qui s’avance dans l’écran est loin, il se dirige vers un tabernacle également très loin. On sait bien qu’il ne le rejoindra pas. Durant les offices, l’écran est en outre éteint. L’acte liturgique reprend tous ses droits… On peut noter que la durée de l’œuvre (51’) est celle d’une messe.

Photos Voir et Dire

L’artiste a voulu une image silencieuse, mais une église l’est-elle réellement, comme l’atteste l’extrait de vidéo où l’on entend parfois un réglage d’orgue, des bruits de voix et de pas ?

Un substitut de l’icône ?

Si l’on utilise l’expression « palette digitale » pour désigner l’immense variété des techniques de Bill Viola, lui se décrit depuis 1989 comme un sculpteur du temps. Il le fait durer, se répéter et signe ses œuvres par le Slow motion, ce mouvement si lent qui oblige à fixer attentivement l’image pour en saisir l’évolution. « Un style esthétique qui se rapproche de la pratique de la méditation, qui consiste à se fixer sur un temps présent, à concentrer son regard pour aller plus loin dans la perception d’un sujet[3]. » Sur cette technique est fondée l’œuvre si connue « The Greeting », la rencontre entre Marie et Élisabeth, interprétation d’un tableau  de Pontormo (1528-1529) (voir article et vidéo)

Pour méditer, on peut s’appuyer sur un support visuel à fixer. C’est la fonction des icônes. Dans « Passage into Night », Bill Viola utilise un autre registre, l’image vibrante, imprécise, celle du mirage qui nous intrigue tant. La femme en sombre marche d’un pas normal, mais sa silhouette instable en permanence, jamais la même, fascine comme les flammes d’un feu. Intrigante, hypnotique, mais jamais inquiétante. Le temps s’étire, on comprend vite qu’il n’y a pas de narration, on attend une fin, on l’imagine. Puis, la silhouette envahit l’écran et semble accélérer le temps, jusqu’à la fin, l’image donnant le sens du titre de l’œuvre, avant le redémarrage de la boucle. Au temps linéaire, le rythme des pas, succède un temps cyclique, celui  de la vidéo.

Cette mise en scène en un seul plan séquence traduit, par le sens visuel, ce qu’est un mystère au temps des flux permanents d’images sur tous les écrans : in fine l’absence de toute image possible. La fonction de la marie-louise de toile écrue est évidente : éviter de parasiter le regard ; c’est la règle élémentaire du processus d’attention.

Le désert est le cadre de cette œuvre, un lieu proche de l’artiste vivant à l’ouest des USA, un espace qu’il aime à traverser. C’est surtout le cadre des mirages autour desquels il a conçu de nombreuses œuvres. D’où sa phrase : « Les mirages sont à peu près les choses les plus réelles parmi les choses irréelles qui existent. » La spécificité de « Passage into Night » tient « aux qualités optiques de l’atmosphère qui éliminent les repères et assimilent dans une même vibration la femme et le désert dans lequel elle avance. » Mais quand la femme s’approche, le désert disparaît ; subsiste le bleu profond de son vêtement. Le désert est aussi la référence de très nombreux textes bibliques, une justification supplémentaire pour accrocher cette œuvre dans une église ; il y a de l’universel dans ces vastes territoires, comme espaces toujours actuels de découverte de soi, croyant ou non.

Bill Viola donne son interprétation : « En regardant, en fixant cette femme s’avancer vers nous, s’approcher au plus proche, l’énigme persiste et c‘est l’histoire de l’humanité qui marche vers nous. » Comme dans ses autres vidéos, tout est ouvert pour l’artiste qui évolue aux confins de nombreuses spiritualités occidentales, orientales, peuples premiers. Il propose de faire l’expérience de mystères fondamentaux[4], ceux de la métaphysique. Son exposition de 2014 était d’ailleurs scandée par trois questions : Qui suis-je ? Où suis-je ? Où vais-je ?

Parce qu’elle exige de se poser, cette œuvre est à expérimenter autant qu’à admirer.

Copyright : Bill Viola. Passage Into Night, 2005. Color High definition video on plasma display mounted on wall. 50min. 14sec. 121 × 72,5 cm (écran plasma). Pinault Collection
© Bill Viola Studios

Merci à l’Agence de communication Claudine Colin.

Qu’en déduire pour Saint-Merry ?

La présence de cette vidéo en ce lieu précis permet de reposer quelques questions ayant une actualité certaine.

Exposition d’été 2020 à Saint-Merry. Après-After

• Il y a 45 ans, quand le centre de Paris était en pleine transformation avec le départ des Halles et l’érection d’un centre  artistique totalement innovant, Saint-Eustache et Saint-Merry faisaient partie de la même entité, le Centre Pastoral Halles-Beaubourg, à qui a été confiée une mission commune : être présent dans la modernité et notamment le champ de la culture. Chaque église, de facto indépendante, l’a interprétée à sa manière et a façonné son modèle. Saint-Eustache souvent dominé par les relations institutionnelles et le rapport aux « grands » artistes, Saint-Merry évoluant autour d’une démarche mobilisant sa communauté et s’ouvrant à de jeunes artistes hors galerie, la sensibilité du curé et les impulsions qu’il donnait jouaient cependant un rôle important. Les deux modèles, qui n’ont jamais fait l’objet de réflexion commune, ont leur valeur et ont participé à l’ouverture de l’Eglise de Paris à la modernité. La culture contemporaine dans des espaces cultuels a été reconnue et a été porteuse de dynamiques pastorales fécondes. La décision de l’archevêque de Paris début 2021 a rompu cette intéressante complémentarité, stimulante auprès des milieux artistiques dans une société en déchristianisation inexorable. Le modèle de Saint-Merry est en suspens. 

• La proximité des hommes et des institutions rend le prêt exceptionnel d’une telle vidéo presque normale pour Saint-Eustache.  Avec l’ouverture du Musée Pinault, la relation ne peut que s’approfondir. Le modèle va prendre une autre ampleur, toujours plus institutionnelle. Mais pourquoi, une telle collaboration n’a-t-elle jamais été possible de l’autre côté du boulevard Sébastopol  entre Saint-Merry et le Centre Pompidou ? Au commencement de la vie du Centre, des liens personnels existaient et ont permis de mettre en place des initiatives intéressantes. Mais progressivement le caractère expérimental du Centre s’est affaibli au profit d’une vision mondialisée, culturelle et économique, et de large rayonnement qui a exclu le quartier de son champ de vision. Le strict respect de la laïcité dans le champ public a accru la distance, le paysage de l’art y a aussi contribué avec la multiplication des galeries et des lieux publics d’accueil de jeunes artistes, comme le Palais de Tokyo, le Plateau, etc. Si l’art contemporain est progressivement devenu « gazeux », selon le philosophe Yves Michaud, le Centre a porté un intérêt marginal aux dynamiques de ses abords, lui préférant d’autres villes du monde, sans oublier Metz. Le message introductif de la vidéo n’a jamais été aussi clair et antinomique : « Désormais installée à la Bourse de Commerce, musée de la Collection Pinault à Paris, elle manifeste également ainsi son désir d’entretenir, avec tous les acteurs culturels de son nouveau quartier, des relations de confraternités ». Avec la fermeture de 2024 à 2027 le Centre changera-t-il de posture ?

• L’œuvre de Bill Viola n’a rien de religieux, mais elle fait entrer le visiteur dans une expérience spirituelle. À l’est du boulevard, à 800 m, de nombreux jeunes artistes invités à Saint-Merry, devenu lieu repère pour eux, ont engendré des expériences du même type avec des moyens plus modestes et ont affiné leur démarche spirituelle. La suspension actuelle leur est totalement incompréhensible.N’est-ce pas le rôle des églises de s’adresser, avec eux, aux visiteurs contemporains à la recherche d’un répit de quelques minutes dans leur vie ? Au nom de quoi faudrait-il interdire désormais à l’art contemporain de passer le seuil de cette église ? Saint-Eustache est un modèle positif, il fait ses preuves. Doit-il rester dans l’exception ?

• La vidéo est un médium devenu classique, mais nécessitant des moyens particuliers ainsi qu’une forte sensibilité spirituelle des artistes pour être convaincante dans une église. En dehors de quelques événements, Saint-Merry n’a pas réussi  à intégrer cet art de manière durable, faute de moyens adaptés et de l’indifférence à ce médium des instances de gouvernance.

• La vidéo dans les églises n’est pas la bonne question à poser, mais bien plutôt celle de la pastorale, c’est-à-dire l’accueil, adaptée à notre temps et du sens qu’on lui confère, la place qu’on donne à l’art contemporain en général. Comment réfléchir à ces questions d’ici la fin du moratoire imposé par l’archevêque ?

Jean Deuzèmes

Œuvre à voir jusqu’au 2 mai 2021 à l’Église Saint-Eustache. Se renseigner sur les horaires.

Pour ceux qui veulent découvrir des extraits des œuvres de Bill Viola

http://www.artwiki.fr/?BillViola

https://www.telerama.fr/scenes/bill-viola-zoom-sur-quatre-oeuvres-du-videaste,109024.php


[1] Avec une palme pour Connaissance des Arts qui sous titre « L’église : le dernier musée ? »

[2] Comme pour les gravures, en vidéo, il y a des épreuves d’artistes : les tailles des images peuvent être plus grandes, ici 250 cm de hauteur pour l’ensemble.

[3] Bill Viola. Catalogue MN, 2014,  p.18

[4] « J’attends du visiteur qu’il parte en quête d’une signification et d’un mystère. L’idée du voyage est importante parce qu’elle suppose un déplacement. Le public se rendra compte, j’espère, qu’il a traversé un paysage très intéressant, mais il n’y trouvera pas de conclusion parce qu’il est face à une création ouverte. » ibidem.p.22

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