Dans une allocution adressée le 30 avril au Conseil national de l’Action catholique italienne, le pape expose sa théologie de la synodalité.
Changera-t-elle effectivement l’Église ? Est-ce une ressource pour le monde autant que pour l’Église elle-même ?
La réforme la plus importante qu’aura tentée François durant son pontificat, restera peut-être celle de la synodalité. Le Pape n’a cessé depuis 2013 de développer une interprétation de ce modèle très ancien de gouvernance, en l’enrichissant considérablement de sa propre théologie. On en voit les contours réjouissants de plus en plus clairement : une théologie plus pastorale que dogmatique, une théologie de processus basée sur la liberté et le dialogue sincère, une théologie du peuple.
La synodalité se présente en effet comme la clef de voûte de ce système ouvert : elle est « le chemin de l’Église du troisième millénaire» a-t-il déclaré plusieurs fois, la figure du « Peuple de Dieu en marche à la suite du Christ ». Il ne s’agit pas d’une énième technique de communication, d’un illusoire remède aux conflits ou d’un baume miraculeux pour institutions malades. Pour François, la synodalité est la conception même qu’il se fait de l’Église et des voies de son renouveau, à partir de ceux qui la font, hommes et femmes, tous baptisés, tous « disciples-missionnaires », selon le concept novateur qu’il avait formulé dès 2007 à Aparecida.
Non pas un parlement
Le 30 avril dernier, devant des représentants de l’Action Catholique Italienne, François a utilisé quelques images frappantes pour souligner certains aspects de sa pensée. D’abord la synodalité n’est pas « un parlement ». On peut certainement voir dans cette formule la trace de la méfiance séculaire de l’Église face à la démocratie politique. On peut aussi entendre l’avertissement que le changement institutionnel ne suffira pas pour réformer l’Église. « Faites attention à ne pas tomber dans l’esclavage des organigrammes » dit-il aussi en pensant vraisemblablement aux querelles d’appareil. La synodalité ne consiste pas « à chercher une majorité » : « Une Église synodale est une Église du dialogue qui se met à l’écoute […] de cette voix de Dieu qui nous rejoint à travers le cri des pauvres et de la terre. […] ». « Se mettre à l’écoute de ce temps est un exercice de fidélité auquel nous ne pouvons pas nous soustraire » dit encore François.
La seule raison d’être de l’Église est le service de l’Évangile qui demande d’aller « par le monde entier». Si aujourd’hui le monde la rejette, elle n’a pas d’autre solution que d’inventer des nouvelles manières d’être-au-monde pour remplir sa mission On peut alors comprendre que, pour François, changer de structures n’est qu’un expédient face à la vraie priorité : l’impératif de l’engagement des chrétiens dans la vie du monde.
Pourquoi l’Église a-t-elle tant perdu de crédibilité, sinon parce qu’elle n’a pas su prendre les moyens pour accomplir sa mission dans la modernité, en pleine communication avec la monde ? Si le changement institutionnel de l’Église est nécessaire, c’est pour qu’en définitive les « disciples-missionnaires » puissent aller librement témoigner de l’Évangile dans le monde. Il faut donc que l’Église cesse de donner d’elle-même une figure contraire au pluralisme, base incontournable de la modernité. Comment se fera ce changement, peut-il venir d’en haut ? Par le chemin synodal « dont nous ne savons pas comment il se terminera et nous ne savons pas ce qui en sortira. Le chemin synodal, qui partira de toutes les communautés chrétiennes, du bas, du bas, du bas jusqu’en-haut ».
C’est clair : pour François, la synodalité
n’est pas un but, c’est un chemin communautaire et apostolique,
et tout part du bas.
Un style de vie ecclésiale
D’autres images fortes montrent que pour François, c’est le processus de délibération et de discernement qui compte le plus. Le vote final n’est rien sans ce processus. « Ce qui fait que la discussion, le “parlement”, la recherche des choses deviennent synodalité, c’est la présence de l’Esprit ». François nous ramène à l’art de la délibération et à l’apprentissage du dialogue en vérité,
si nettement décrit dans Fratelli Tutti. Pour entendre la parole de Dieu, pour discerner les signes des temps et sentir la présence de l’Esprit, encore faut-il se mettre d’accord sur le sens de nos perceptions diverses. Le Pape propose ainsi une méthode pour gérer nos différences de sensibilités humaines et spirituelles, nos controverses et nos « dissensus ».
François nous invite à repenser les conditions spirituelles de nos délibérations qu’elles soient synodales ou pas. « L’Esprit-Saint et nous-mêmes avons décidé … » disaient déjà les apôtres dans les Actes (15, 28). Ce qui frappe dans cet ancien récit, c’est la consultation très large et la longue participation de tous avant d’aboutir à la décision. François fait remarquer que « la docilité à l’Esprit est révolutionnaire ». Une délibération synodale si on suit François c’est un exercice spirituel, profondément enraciné dans des réalités et des sensibilités individuelles. Au total, pour François, la synodalité est un « style » de vie ecclésiale.
La synodalité chez les autres
François évoque souvent la synodalité orthodoxe comme source d’inspiration. La plupart des assemblées synodales en orthodoxie ressemblent en effet fortement aux assemblées de la démocratie représentative : elles sont permanentes, décisionnaires, les votes ne sont pas purement consultatifs. Le patriarche, élu par les synodes des évêques, ne prend en effet aucune décision sans l’aval de son synode.
Mais pourquoi ne pas se référer aussi au protestantisme ? Dans une large mesure celui-ci fait participer démocratiquement les fidèles à l’exercice de l’autorité ecclésiastique. Par exemple, les paroissiens élisent en assemblée générale les conseils presbytéraux ainsi que les représentants aux assemblées synodales régionales et nationales. Celles-ci votent à la majorité et les pasteurs sont eux-mêmes élus par les conseils.
L’expérience des protestants montre qu’il n’y a pas forcément contradiction entre vote et délibération approfondie à l’écoute de l’Esprit ou de la Parole. Par exemple, les Églises évangéliques préfèrent souvent le terme de reconnaissance à celui d’élection. Dans différentes traditions chrétiennes, le vote peut n’être qu’une étape et il peut revêtir plusieurs significations : élection à une responsabilité en étant candidat ou en étant appelé, envoi en mission, reconnaissance d’un charisme bon pour la communauté, d’une vocation ou d’un ministère institué par la communauté.
La synodalité et l’exercice du pouvoir dans les différentes confessions chrétiennes montre une grande diversité de conceptions ecclésiologiques. Pourquoi ne pas s’en inspirer ? Bien sûr, dans le passé, le refus de l’autorité de Rome a largement motivé les schismes et la Réforme. Montesquieu avait beau jeu de soutenir que « la religion catholique convient mieux à une monarchie et la protestante à une république ». Mais souvent, dans chacune des traditions, l’autorité était moins déléguée d’en haut que reconnue d’en bas, moins l’attribut d’une fonction (comme celle du curé) qu’un charisme qui s’imposait aux yeux de la communauté.
Aujourd’hui la modernité récuse toute autorité au religieux, et cela pose le même problème interne à chacune des traditions : il n’y a plus d’autre autorité acceptable dans les Églises que celle de la parole qui engage et de la cohérence personnelle au nom de l’Évangile. Pourquoi alors ne pas voir la synodalité comme une base de travail œcuménique ?
Une ressource pour le monde
En se démarquant du modèle du parlement, sans doute François veut-il montrer la différence entre les délibérations ecclésiales et politiques. D’un côté ce discours peut sembler timoré : l’Église se méfie des formes démocratiques. On peut aussi voir ce discours comme profondément moderne : il propose un système et une philosophie de la délibération approfondie, dans un monde qui en manque cruellement. Cela se présente comme une révolution par rapport à la démocratie classique. Sur le terrain, cela rejoint les expériences de « démocraties locales délibératives » qui se veulent plus performantes que les « démocraties participatives » pour aboutir au consensus, par exemple pour des projets d’aménagement urbain. Dans le premier cas, le but est la meilleure compréhension commune et le rapprochement des points de vue, dans le deuxième, la participation la plus large ce qui ne garantit pas l’attention portée aux minorités. Le philosophe J. Habermas a promu « l’éthique de la discussion » pour légitimer la décision politique. D’autres philosophes cherchent des dispositifs pour instituer des « assemblées du futur », « du long terme » ou « citoyennes » (H. Jonas, D. Bourg, etc.) aptes à traiter des gigantesques défis d’éthique collective : climat, violence, migrations, justice, etc. Dans tous les cas, le but est le même, transcender en quelque sorte le processus du débat démocratique par un discernement collectif et la prise en compte d’un point de vue décentré.
L’Église montre certes ses difficultés pour procéder à sa réforme interne. Mais elle dispose de ressources sans équivalents sur ces sujets éthiques et sur l’art de la délibération, elle pourrait faire combat commun avec les institutions sécularisées.
Encore un effort !
Reste que l’Église énerve tous ceux qui croient en elle, tellement ses réformes sont lentes et sans cesse contrariées. On ne peut ni différer le renouveau ecclésial, ni se satisfaire du « on a toujours fait ainsi » comme François disait dans La Joie de l’Évangile ? Pour lui, la synodalité est un état d’esprit, ce sont bien les fondements de cet état d’esprit qu’il faut réformer. Chaque jour montre combien nous sommes loin du compte. Comment peut-on dans un diocèse au 21ème siècle refuser le dialogue entre baptisés ou imaginer que certains d’entre eux sont « plus dignes » de l’Évangile que d’autres ? Comment peut-on imaginer que l’Église puisse réellement avancer sans avoir cessé toute espèce de discrimination hommes-femmes ? Comment peut-on laisser des évêques décider, seuls dans leur bulle intouchable et sans aucune consultation préalable, qu’un synode diocésain ne sert à rien ? Comment peut-on considérer que le modèle de la paroisse territorialisée soit nécessairement le seul modèle valide d’organisation, et de plus qu’il implique forcément le pouvoir absolu du curé ?
Encore un effort, frères et sœurs !
Jacques Debouverie – 15 mai 2021
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