Le 21 novembre « est né au Ciel », comme disent le chrétiens d’Orient,
le frère Jean-Pierre Schumacher, le dernier survivant des moines de Tibhirine, échappé à l’assassinat de ses frères le 21 mai 1996.
Jean-Marc Noirot qui l’a rencontré de nombreuses fois nous confie ce témoignage fécond.
Cette communauté était installée en terre d’Islam depuis 1934. Depuis l’arrivée du frère Christian de Chergé comme prieur en 1984, les frères, « priants parmi d’autres priants, vivaient en lien étroit avec les villageois portés par le désir de « contribuer à témoigner que la paix entre les peuples est un don de Dieu fait aux hommes de tout lieu et tout jour et qu’il revient aux croyants, ici et maintenant, de manifester ce don inaliénable, notamment par la qualité de leur respect mutuel et le soutien exigeant d’une saine et féconde émulation spirituelle »[1]. Ils aimaient à comparer la rencontre interreligieuse à une échelle à double pente : chacun monte de son côté, plus il va à la rencontre de Dieu et plus il se rapproche de son frère sur l’autre pente. Cette démarche ne peut que questionner son propre chemin spirituel, le rendre plus authentique avec une triple exigence : amour inconditionnel, lucidité, responsabilité.
Dans les années 90, la guerre civile s’installe en Algérie avec son cortège d’enlèvements et d’assassinats. Les moines décident de rester, conscients que leur liberté s’enracine dans leur foi. « On ne quitte pas le chevet d’un ami malade. » Dans la nuit du 26 au 27 mars 1996, sept frères sur les neufs présents sont enlevés par des hommes armés, puis assassinés deux mois après, le 21 mai 1996. En 2000, les frères Amédée, décédé en 2008, et Jean-Pierre se joignent à d’autres moines trappistes et s’installent à Midelt, au Maroc.
C’est en septembre 2013 que j’ai rencontré le frère Jean-Pierre pour la première fois. Au printemps précédent, dans son émission, l’Esprit des Lettres, sur KTO, Jean-Marie Guénois avait invité Nicolas Ballet, journaliste lyonnais, qui présentait L’Esprit de Tibhirine2, ouvrage écrit avec Jean-Pierre. Après avoir lu ce livre, j’ai contacté Nicolas Ballet pour le remercier et lui dire qu’en 1996, j’étais enseignant en banlieue et qu’au moment de l’assassinat des sept moines, j’avais lu à mes élèves un résumé du testament de Christian de Chergé et que son pardon anticipé avait plus qu’impressionné les élèves. Dans mon mail, j’ajoutais que j’avais entrepris un travail, dans le cadre du Réseau École Laïcité Religions (Récolarel), sur la manière de présenter les faits religieux dans les programmes et les manuels scolaires de l’Éducation nationale et que cela rejoignait ce que le frère Jean-Pierre écrivait sur l’urgence d’une véritable éducation à l’histoire des religions et d’une éducation à la tolérance. Quelle ne fut pas ma surprise et ma joie de recevoir une réponse directement du frère Jean-Pierre !
Depuis 2013, cela a été un bonheur chaque année de venir à Midelt pour retrouver le frère Jean-Pierre toujours accueillant, souriant, disponible, au regard si lumineux, entouré de ses frères tout aussi chaleureux. Il écoutait, posait des questions, confiait avec des mots simples son expérience. Je lui ai parlé de mon engagement dans le dialogue interreligieux, du Centre pastoral de Saint-Merry à Paris, des débuts du Réseau Spiritualités Fraternité (RSF), des Nuits sacrées de 2015, 2016, du colloque sur la Fraternité de juin 2016, de la Marche de l’Hospitalité Réciproque du Mont Saint-Michel aux Sept-Saints du 24 au 28 juillet 2019, du Forum des associations de Justice et de Paix du 18 octobre 2019 ainsi que des ateliers interreligieux-interconvictionnels à l’initiative du GAIC (Groupe d’amitié islamo-chrétienne) et du Forum 104 (rue de Vaugirard à Paris) auxquels RSF participe.
À l’occasion d’une rencontre du frère Jean-Pierre avec d’autres membres du Centre pastoral de Saint-Merry, il avait insisté sur l’importance d’une présence des chrétiens en milieu musulman, la nécessité et l’urgence de rencontres entre croyants et, notamment entre chrétiens et musulmans, vu le contexte en France. Il nous encourageait à poursuivre la grande aventure interreligieuse. À cette fin, il nous a laissé une précieuse clé : il invitait à « découvrir la beauté et le travail de l’Esprit chez l’autre, trouver les mots pour lui dire, l’encourager » et cheminer ensemble dans une hospitalité réciproque.
Plus personnellement, j’ai aimé notre lectio divina quotidienne. Nous avons médité, entre autres, l’évangile de Jean. Les moments de gravité se mêlaient aux moments joyeux. Devant une parole ou geste de Jésus, il s’exclamait souvent : « Oh, ça c’est beau ! ». Il avait aussi une certitude (que je partage) : « Jésus chantait ». Jean-Pierre avait la passion du chant.
Lors de notre dernière rencontre, il y a deux mois, diminué physiquement mais l’esprit toujours là, il s’est étonné et désolé de la décision de l’archevêque de Paris de mettre fin à l’expérience du Centre Pastoral de Saint-Merry, a demandé aussi des nouvelles de Récolarel et, comme à chaque fois, terminait par des paroles d’espérance.
Merci frère Jean-Pierre pour ton témoignage fécond. Rendons-en grâce à Dieu.
Jean-Marc Noirot
[1] Extrait de la feuille de présentation du monastère de Tibhirine à l’usage de ses hôtes.
2 Seuil, 2012 et Points, 2013.