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Lucas Arruda, « Neutral Corner » à Saint-Eustache

La vidéo saisissante d’un match de boxe mortel dans une chapelle de Saint-Eustache à l’occasion de la Nuit Blanche 2023 donne une nouvelle expression au thème de la descente de croix. Très surprenante, cette œuvre est celle d’un peintre de paysage internationalement reconnu. La chronique de Jean Deuzèmes

La courte vidéo (4’) en noir et blanc, avec un grain d’ancienneté alors qu’elle est récente (2018), a été réalisée par le grand artiste brésilien, Lucas Arruda ;  c’est un chef d’œuvre. Elle a été présentée pour la première fois en France à l’occasion de la Nuit Blanche 23, elle est projetée pour une durée plus longue (3-18 juin) dans la chapelle Sainte-Madeleine de l’église Saint-Eustache, à Paris.

Ce prêt de la Fondation Pinault traduit l’approfondissement des liens entre cette église et la grande institution qu’est la Bourse de Commerce. Le modèle de coopération artistique s’enrichit : « Neutral Corner » relate  un combat de boxe ayant eu lieu en 1962, se terminant mortellement et dont les images sont proches des descentes de croix des tableaux d’église ; simultanément, sont exposés dans la Bourse de Commerce des paysages peints, proches de l’abstraction, qui sont un des sujets de prédilection du même artiste. Les deux types d’œuvres sont, par définition, différents et pourtant ils induisent la contemplation du spectateur. Où en est l’origine ? Qu’est-ce que ces deux expositions parallèles traduisent du dialogue exceptionnel entre deux institutions, autour de l’art contemporain et de la place de la vidéo de l’art en église ?

Un signe  de ce lien se trouvait  dans le cartel même (via QRC consultable par son smartphone) :  la Fondation Pinault présentait l’œuvre, tandis que le curé, Yves Trocheris, proposait son interprétation.

En boxe, “Neutral corner” désigne l’espace où doit se replier un assaillant qui a mis au sol son adversaire pendant que l’arbitre compte jusqu’à 10, le KO.

L’œuvre vue par la Fondation Pinault

(Caroline Bourgeois, commissaire)

« Puissante et obsédante, tragique, elle recompose les images en noir et blanc d’un combat de championnat de boxe, poids moyen, le 24 mars 1962, au Madison Square Garden. Ce match opposait deux illustres boxeurs, l’Américain Emile Griffith au Cubain Benny « Kid » Paret qui, au cours du combat, tomba, foudroyé par son adversaire. Roué de coups dans les cordes du ring et entré dans un coma dont il ne sortira plus, Paret décèdera dix jours plus tard à l’hôpital. Après ce décès médiatisé, les règles des combats de boxe seront modifiées.

Lucas Arruda prend pour matière l’enregistrement filmique d’époque du combat, mais en remonte les images, en brouillant l’ordre des séquences, en procédant à des cadrages ou des coupes. Il offre ainsi un tout autre déroulement des événements. Certaines scènes manquent, comme celle où l’on voit Paret tomber sous les coups, d’autres actions sont ralenties…

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La vidéo commence en silence : l’arbitre, les boxeurs et leur « staff » respectif, debout sur le ring, regardant dans la même direction. Ils écoutent probablement l’hymne national. Puis, le corps des boxeurs commence à rebondir de haut en bas de l’image.

Une musique aux tons funèbres, Strokur (2014), de la violoncelliste islandaise Hildur Guðnadóttir, se fait entendre. 

Certains plans plus abstraits et graphiques — ceux des cordes tendues au bord du ring, vibrantes de l’impact des corps — rappellent les horizons qui peuplent, de façon répétée, les tableaux de Lucas Arruda, comme des seuils. C’est accroché à ces mêmes cordes, les bras en croix, que Paret franchira le dernier, un passage de la vie au trépas.

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L’image se fixe ensuite sur les visages et les parties supérieures du corps des boxeurs. La voix du violoncelle se fait pressante, annonçant la tragédie à venir. Le regardeur n’assiste pas à la volée d’uppercuts tueurs. L’artiste concentre nos regards sur la chute du vaincu, celle que le présentateur commente comme un « épuisement pur et simple ». Le montage répète cet affaissement à plusieurs reprises, pour se fixer sur les mains et les bras qui cherchent à détacher le corps de Paret des cordes et à l’allonger sur le sol du ring.

Une scène puisant très formellement dans les représentations de la Déposition (la descente du corps du Christ) de la grande peinture. »

Combat pour la lumière,

Yves Trocheris

« […]Lucas Arruda nous adresse une question relative à un type particulier de paysage – le paysage humain, alors que lui-même ne peint presque qu’exclusivement des paysages naturels pour les traduire en paysages de lumière. Dans le paysage humain, l’idée du combat devient dominante.[…]  Dans Neutral Corner, la vibration est celle du choc produit par l’entrée en contact des corps – choc que l’on ne peut qu’imaginer à travers les jeux de jambes des boxeurs. Il se dégage une très vive tension inhérente à la possibilité d’un passage du simple jeu de combat à l’extrémité de la mort. Cette tension est accentuée par la quête anxieuse d’une « géométrie » de l’image (les plans fixés sur les cordes tendues), autant de limites à donner à ce qui est en train de se jouer.

L’ensemble de ces transformations intègre des effets sonores où se mélangent le silence, le bruit, les cris de la foule et une pièce de violoncelle. Le paysage dont nous parlons s’écoute aussi : ce qui est à écouter est un chant funèbre qui annonce la mort avant qu’elle ne survienne. La scène finale, la tombée du boxeur en agonie depuis les cordes auxquelles il s’accrochait, est d’une rare beauté et l’artiste y concentre toute son émotion. Comme le souligne Caroline Bourgeois de Pinault-Collection, cette séquence suggère immanquablement une déposition de croix. Le bruit de la foule est supplanté par le violoncelle. Le rythme de la scène est fortement ralenti, et aux chocs brutaux que les corps subissaient dans le combat, se substitue l’extrême attention portée au mourant, par l’humidification de son corps, par les caresses sur la tête et le torse. Au combat à l’issue tragique, succède désormais une douceur amoureuse.

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Alors j’ose cette question : si dans les paysages naturels, la réalité d’une lumière abstraite s’impose, n’y-a-t-il pas dans ce paysage humain que Lucas Arruda dépeint dans Neutral Corner, la découverte de la réalité d’une autre lumière, d’une lumière qui au-delà de la clôture qui caractérise le paysage humain, laisse espérer ce qui peut rester d’amour alors même que la tragédie s’est produite ? Oui, Lucas Arruda, me semble-t-il, nous délivre un message d’espérance. Dans l’expérience du pire, il existerait toujours un germe de rédemption. »

Dans un tel échange, chacun assume sa position interprétative de la première œuvre vidéo du peintre.

De la peinture de paysage à la vidéo

Face à l’église, à la Bourse de Commerce, se déploie  « Après l’orage », la grande exposition d’été au sein de laquelle on peut admirer un diaporama sur diapositives (à l’ancienne) et des tableaux de petit format du même artiste : Deserto-Modelo.

Les œuvres de Lucas Arruda sont la plupart du temps des paysages réalisés très lentement, avec précision, en atelier, sans photo, des œuvres de mémoire, non des lieux, mais des émotions, longuement produits par très petites touches ou grattage.

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La peinture de paysage est un genre qui a beaucoup évolué depuis les œuvres d’Annonciation du XVe, où ils étaient des cadres et constructions sociales ou théologiques : les paysages flamands, très restreints, mais complets,  les paysages français du classicisme visant l’idéal, le védutisme italien avec les vues panoramiques urbaines,  le romantisme avec l’expression de l’émotion, l’impressionnisme exprimant le passage de la lumière, l’abstraction qui a commencé avec les Nymphéas et qui domine dans l’art contemporain.

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On peut percevoir une certaine dimension romantique chez Lucas Arruda, mais il n’y a pas de recherche de sublime   à la Caspar David Friedrich ou à la J.M.W. Turner où l’homme présent dans des tableaux de grand format représentant des orages, des sommets, des cascades déchaînées est appelé à reconnaître plus grand que lui dans la nature, à communiquer avec le divin.

En effet, les tableaux de Lucas Arrruda sont de petit format, d’une part, et ne comprennent aucun  humain, d’autre part. Si la veine sublime utilise la représentation de l’excès et du débordement, l’artiste brésilien se situe dans la discrétion et l’effacement, dans le repli.

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 Pour les comprendre, il faut s’en rapprocher, observer les nuances de couleur et surtout repérer la constance d’une ligne d’horizon, qui définit un haut et un bas, qui sépare le monde en deux, comme Mark Rothko l’avait fait avant lui. Une ligne d’horizon cependant à des hauteurs variables et sans lignes de perspective. Si l’on découvre des arbres dans ses toiles, celles-ci sont empreintes d’abstraction.

L’artiste ne décrit pas, il fait advenir la lumière dans des sujets les plus divers, dans des formes nébuleuses foisonnantes et denses. C’est elle qui compte, la dimension spirituelle est patente.

« La lumière est au centre de mon travail, elle est le mouvement. C’est la lumière qui guide ma peinture, qui crée l’intensité et finit par créer des espaces ni abstraits, ni figuratifs »  (site Bourse de Commerce).

Lucas Arruda est un peintre de la lenteur, de la méditation, les siennes, et appelle les visiteurs à la pause, à l’attention. Il est à l’opposé de bon nombre d’œuvres contemporaines, y compris à la Fondation Pinault, où la démesure des formats s’allie à la force des coloris.

La série  «  Four days and for nights » est un ensemble de 81 diapositives peintes directement, donc de plus petit format encore que les tableaux, grattés, mais projetées sur grand écran.

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Chaque coup de pinceau très fin apparaît alors de manière monumentale. De ce chaos de matière surgit la lumière. La dimension spirituelle ou transcendantale est encore plus significative.
Comment ne pas voir dans cette évocation de l’émotion,  l’allusion à une autre grande œuvre en diapositives de l’art contemporain Nan Goldin, « The Ballad of Sexual Dependency», 1982-1995, ? Mais ici, à l’opposé, comme dans la question du sublime, la quête est celle de l’intériorité sans présence humaine.

On comprend mieux dans ces conditions la rupture et les points communs avec la vidéo. Celle-ci est par définition une mise en mouvement, construite sur la présence humaine, les expressions du corps et du visage, les réactions de groupe. La projection devient un grand format.
Mais c’est toujours un travail de longue haleine, qui va puiser dans une archive de la représentation des émotions. Il vise à les faire vibrer avec celle du spectateur, à les intensifier sur une période courte (4’) contrairement à bon nombre de vidéos en couleur qui s’appuient sur les techniques sophistiquées des films, pour séduire sur une longue durée. Ici l’essentiel n’est pas dans la narration, mais dans le jeu des cadrages et des séquençages, dans la juxtaposition de scènes, comme pour Deserto-Modelo avec la même intensité et, ici, dans de fortes proximités avec les scènes peintes de crucifixion : les équipes sur le ring et les spectateurs  sont la foule au pied de la croix, l’arbitre apparaît souvent en étendant les bras pour séparer les protagonistes, il a la forme d’une croix.

Les plans sur le visage de celui qui va mourir expriment le tragique, les gestes et les mains sur le corps une solidarité humaine ; l’éponge d’eau sur la bouche rappelle la branche d’hysope. Et le corps retrouve toutes les variétés de déposition de croix.

Yves Trocheris parle avec justesse de paysage humain, mais les allusions aux paysages de nature sont  bien aussi présentes : les cordes de ring sont trois lignes d’horizon, le blanc de l’image en fond exprime la lumière crue, celle du soleil vu de face, et le passage dans la mort, un vide humain.

Un petit chef d’œuvre à voir avant le 18 juin 2023.

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