Les artistes visuels d’aujourd’hui utilisent l’écriture de multiples manières, certains en font le matériau même de leur art. Quelques-uns y mêlent le nom de Dieu comme dans deux expositions de l’été 2023. Qu’est-ce que cela cache ? La chronique de Jean Deuzèmes
« Does God Exist ? Yes, I Do ! », (Dieu existe-t-il ? Oui, moi j’existe, 1976-1997) a été peint par Michelangelo Pistoletto, tel un graff de rue. Cette affirmation-œuvre est inscrite sur une étrange boîte lumineuse noire qui reflète l’image du spectateur, un classique des œuvres de l’artiste italien. ( « Segno Arte », Galerie Galleria Continua, Paris, à partir du 23 juin 2023)
« Dieu a pipé les dés » (2010) est peint par Ben, l’artiste niçois, dont on reconnait immédiatement l’écriture blanche et ronde sur fond noir, avec, devant, une table de dés. (Exposition « Faites vos jeux », Les Franciscaines, Deauville, 24 juin au 17 septembre 2023)
Ces deux œuvres, l’une complexe demandant à être décryptée, l’autre plus simple et brièvement présentée, suscitent l’intérêt.
En effet, dans la tradition iconographique chrétienne le nom de Dieu, strictement parlant, n’apparaît pas hormis sous la forme du tétragramme.
Ce qui est inscrit dans les œuvres, ce sont des louanges à la Trinité, et surtout des références au Christ, à commencer par INRI, alpha et ⍵, et bien sûr aux saints et à la Vierge.
Dieu, une question que deux artistes n’ont pas évitée à l’heure des avant-gardes
Les deux œuvres découvertes en visitant deux expositions fort différentes n’ont rien à voir avec les invocations pieuses. Elles n’ont pas leur place dans les églises. Les deux artistes interpellent les spectateurs avec leur style reconnaissable, sans révolte ni iconoclasme violent, et partagent bien des points communs :
- La mention de Dieu est au cœur des deux œuvres, un Dieu qui n’est pas celui de la Bible, ni celui dont le Christ parle, mais celui du monde des concepts. Les artistes ne dialoguent pas avec Dieu, mais avec le visiteur.
- Dieu est lié à un geste d’humour dans les deux, une sorte de plaisanterie subtile pour le premier, un sens de la protestation populaire compréhensible par tous et faisant sourire pour le second.
- Le religieux est cependant un sujet important pour les deux artistes. Le premier a vécu dans une famille catholique, son père restaurait des tableaux médiévaux italiens et des icônes, dont la peinture de fond en or a nourri l’esthétique des miroirs du fils. Pour celui-ci, l’art doit se saisir des religions, à partir d’une réflexion critique qui n’est ni négation ni refus absolu. En 1978, lors d’une exposition à Turin, il avait même défini deux grandes orientations pour son travail futur : « Division et multiplication du miroir » et « L’art s’attaque à la religion ». Reconnaissant être athée mais refusant à être considéré comme un anarchiste des religions, il a livré des œuvres religieuses d’une très grande profondeur, comme sa sculpture en forme d’autel « Un mètre cube d’infini[1] » et la conception du centre de recueillement interreligieux de l’Institut Paoli Calmettes à Marseille.
L’autre a fréquenté la théologie, mais ayant une autre position et jouant sur son fantasme de mégalomanie, il ira jusqu’à publier une revue d’art total « Dieu ». MOI BEN J’EXPOSE, JE SIGNE ET JE VENDS DIEU.
- Les deux artistes sont de la même génération, nés respectivement en 1933 et 1935 ; ils sont des stars, internationales pour le premier, rayonnant au-delà de la France pour l’autre, et ils continuent à produire ! Ils ont été des membres importants des avant-gardes des années 60 et en portent encore les traces, l’Arte Povera pour l’un, en réaction à la Pop Culture liée à la société de consommation, pour l’autre, Fluxus, mouvement international qui voulait mettre l’art au milieu de la vie.
- Participant aux formes traditionnelles des avant-gardes, ils ont lié l’écriture à leur œuvre visuelle, que ce soit sous la forme de manifeste, ou par l’inclusion de l’écriture dans leurs œuvres.
- Ce sont deux artistes engagés, chacun à sa manière. Le premier investit la philosophie, l’économie, la protection du monde aujourd’hui, ce qu’il appelle le Troisième Paradis. C’est un chercheur et utopiste permanent qui a été jusqu’à reconvertir une usine dans sa ville natale en lieu d’accueil de tous les jeunes créatifs, encourageant tous les débats. Il est l’un des précurseurs des concepts de décroissance et de durabilité. L’autre a voulu s’approprier le monde, en apposant son nom partout, d’où la signature omniprésente qui donne la valeur à l’œuvre et attire l’attention. Populaire, il est de tous les combats sociaux, il s’accroche en poster ou en tote bag. L’art doit être nouveau et apporter un choc, pense-t-il.
Mais les deux œuvres présentent des différences notoires :
- “Does God Exist ? Yes, I Do !” de Pistoletto est en fait une œuvre double, ce n’est pas une toile et le cadre est très particulier, deux V inversés, un signe important présent dans une série d’œuvres très diverses donnant le nom à l’exposition, « Segno Arte », dans laquelle, ici, la phrase tend à dissocier visuellement le support. Elle est tellement présente et intrigante qu’elle supplante tout. Avec Ben, c’est plus simple, les dés s’amusent à illustrer la phrase.
- La phrase de Ben est immédiatement accessible et fait partie du registre populaire. La phrase de Pistoletto n’est pas immédiatement compréhensible : une question, puis une réponse qui n’y répond pas !
Pistolleto, l’humaniste et le miroir
Michelangelo Pistoletto se voit offrir pour ses 90 ans par Galleria Continua, qui possède huit galeries dans le monde, huit expositions en 2023 !
À Paris, « Segno Arte », l’Art du Signe ou Art Signe, rassemble une dizaine d’œuvres qui déclinent l’Homme de Vitruve dessiné par Léonard de Vinci en 1490, mais de manière très stylisée : le corps humain avec les jambes écartées et les bras levés et, qui est le symbole de la Renaissance, l’homme y étant considéré comme le centre de l’univers. Le dessin de Léonard est censé représenter les proportions parfaites d’un corps humain idéal. Ces proportions sont fondées sur des structures mathématiques et symbolisent l’harmonie de l’univers.
Pistoletto va simplifier et utiliser deux triangles qui dessinent les bras et les jambes écartées. Il crée un univers pour cet homme : un lit, une porte, un radiateur, un banc en fer, une table en cristal et acier et trois tapis avec le dessin de Léonard, de face.
À l’origine de cette déclinaison, une œuvre de 1993 qui inclut une sérigraphie d’un Homme de Vitruve vu de dos dans un panneau d’acier poli, la taille est celle de l’artiste. On peut l’assimiler à un autoportrait. Si l’écriture de Ben lui rend immédiatement attribuables ses petits tableaux, les peintures-miroirs sont de leur côté attribuables à Pistoletto depuis le début des années 60.
On connait les questions qui travaillaient alors le jeune artiste : comment aborder l’identité du peintre et comment rendre présents les spectateurs ? Peindre un autoportrait sur un fond noir vernis, signifiait le monde comme l’or des tableaux de son père signifiait le divin ; il reprit d’ailleurs ce fond.
Pistoletto a compris l’impact de la fonction réfléchissante des œuvres incluant des personnages de plain-pied, de dos pour que l’on ne perçoive pas leur émotion. Mécaniquement, le spectateur se rapproche pour comprendre et se découvre dans l’œuvre. Ce qu’il observe alors, ce n’est pas l’émotion du personnage, mais la sienne et ses mouvements, le tableau prend vie[2]. Le temps du tableau n’est plus celui de l’artiste le produisant, mais celui du spectateur et de son milieu !
La boîte lumineuse de « Does God Exist ? Yes, I Do ! » au fond noir joue la même fonction que le miroir. Le spectateur se reflète dedans et est confronté à la lecture de l’énigmatique phrase de l’artiste.
Pistoletto et l’omnithéisme
Pistoletto, utopiste permanent, a écrit un manifeste en 2013, Omnithéisme et Démocratie, réédité en 2023, en Homnithéisme et Démopraxie, qui se présente comme une méditation et précise toutes les notions qui alimentent son œuvre et sa posture d’engagement. C’est ainsi qu’il distingue trois paradis : le paradis biblique ; le paradis créé par les hommes grâce au pouvoir illimité qu’ils ont acquis sur la nature par la technique et la science, mais qui s’est transformé en enfer ; et le paradis qu’il convient de mettre en place et de jardiner désormais en entrant dans l’ère de la responsabilité. Il s’agit pour lui de concilier le « je » individuel et la fraternité.
Michelangelo Pistoletto dessinant le symbole du troisième paradis, l’infini. Extraits de film Arles 2014
Le terme de paradis est une image permettant d’être compris du plus grand nombre, selon Pistoletto. En outre, il indique un passage d’un état à un autre – de l’ignorance à la connaissance, puis, comme aujourd’hui, d’une autre forme d’inconscience à la responsabilité. Or ce dernier passage, qui doit représenter un véritable changement de société, est devenu nécessaire et, selon lui, a pour condition une « réelle transformation de la culture spirituelle ».
La prise des responsabilités part de la créativité des individus qui les dirige vers un engagement politique et spirituel, même si ce dernier ne suffit pas. Pistolleto défend une esthétique éthique, seule source désormais de changement.
Dans ces conditions de créateur, « chacun est Dieu » et «l’omnithéisme » est défini comme une philosophie artistique et spirituelle qui subdivise le concept de dieu en autant de singularités que de personnes. « L’art assume la religion » affirme-t-il dans son manifeste [3]en mettant alors l’accent sur les enjeux de l’interprétation.
Umut Ungan, dans son compte rendu de lecture en 2014 « Michelangelo Pistoletto, Omnithéisme et Démocratie » a crû pouvoir conclure ainsi :
« Ce document exemplaire […] porte le ton et l’approche d’une certaine génération de l’art contemporain, une génération dont l’activité s’est inscrite dans une période qui a vu naître ce qu’est devenu aujourd’hui le champ artistique et dont les idéaux et le discours peuvent sembler de nos jours quelque peu anachroniques. »
C’est dans ces conditions qu’apparait dans nombre de ses œuvres récentes, une adaptation de la phrase initiale : « C’è dio ? Si ci sono »
La place de Dieu dans la phrase de l’œuvre est donc très complexe, car deux inspirations s’y croisent, le dépassement de l’art de la Renaissance (le cadre de la boîte) et la référence à la théorie spiritualiste de Pistoletto. C’est une autre manière d’illustrer une assertion de son manifeste : « L’art est plus spirituel que la religion ».
Il a traduit cette posture de manière radicale en 2014 à Arles en disposant devant quatre miroirs des symboles des quatre grandes religions. Pour le catholicisme, c’était un prie-Dieu où le visiteur se voyait à genoux et donc invité à se prier lui-même !
Edgar Morin a engagé un vif dialogue avec Pistolleto[4], en critiquant ses concepts mais en partageant aussi certaines de ses idées[5], mais on peut aussi apprécier que l’artiste italien ait toujours pensé que l’art peut et doit changer le monde, et plaider pour une démocratie du partage, participative et affranchie des monopoles religieux, permettant d’habiter ensemble notre jardin planétaire.
Et Ben ?
Dieu a pipé les dés, 2010
Cette œuvre est bien plus simple que la précédente. Avec sa faute d’orthographe — un pied de nez à la norme ? —, la phrase s’inscrit dans une longue tradition de Ben, celle de tout signer et de jouer à Dieu.
Elle est aussi dans la tradition de tous les artistes qui ont fait leur la maxime « Un coup de dés jamais n’abolira le hasard ». Cette affirmation éponyme du poème de Stéphane Mallarmé en 1897, qui a été commenté à de multiples reprises.
Nombre d’artistes s’affirment comme créateurs et peuvent faire appel au hasard, comme composant de leur art, ou utiliser les dés car ce sont les jeux les plus anciens, avant que les jeux de cartes, avec l’imprimerie, se répandent à partir du XVe (Lire V&D>>> ).
Ici, Ben s’amuse à jouer sur l’ambiguïté, un simulacre de dénonciation, avec des dés très ordinaires, une invitation à jouer à un jeu dont on ne connait pas les règles tant il y a de dés[6] sur le plateau.
Dieu est ainsi mêlé à une affaire d’hommes de manière intrigante ou joyeuse. L’époque des avant-gardes se prolonge, alors que la création contemporaine a pris bien d’autres chemins.
Lire les autres articles de la chronique « Interroger l’art contemporain »
[1] L’œuvre est un ensemble de 6 miroirs assemblés par des cordes avec une extrême précision. La face réfléchissante de chacun est orientée vers l’intérieur et reflète à l’infini, ce qui est à l’intérieur. Ici l’air et l’absence de matière, à l’infini.
[2] « Devant le Tableau-miroir, je ne me suis pas retrouvé face au paysage, mais face au monde vivant des personnes. Dans mon paysage, ce sont des gens vivants qui se déplacent, l’humanité réelle. À travers la vérité du miroir, la transcendance de l’or devient l’immanence de l’humain. Le miroir m’a donné la mission de m’occuper des personnes qui s’y reflètent avec moi. ». Extraits de La voix de Michelangelo Pistolleto, Michelangelo Pistolleto et Alain Elkann, Actes Sud 2014.
[3] « L’art assume la religion » veut dire que l’art fait ouvertement sienne cette dimension représentée par structures qui régissent la pensée, comme la religion. Ce n’est pas pour se substituer à elle, mais pour lui substituer un autre système d’interprétation visant à accroître la capacité des gens à exercer de façon autonome les fonctions de la pensée. » Extraits de Omnithéisme et Démocratie
[4] Edgar Morin et Michelangelo Pistoletto, IMPLIQUONS-NOUS. Dialogue pour le siècle, éditions Acte Sud, 2015.
[5] Edgar Morin remarque qu’aujourd’hui le changement ne vient ni du monde politique ni du monde intellectuel, mais d’initiatives ponctuelles prises un peu partout dans le monde et qu’il faut coordonner.
[6] La vie est une partie de poker
On passe son temps à jouer mais
Dieu a pipé les désAu Monopoly on peut même acheter l’avenue Matignon
(Extrait du site de Ben)