Deux arbres, œuvres impressionnantes de l’artiste britannique Tacita Dean, dans la grande exposition « Avant l’orage » à la Bourse de Commerce – Fondation Pinault peuvent suggérer une réflexion sur le temps contemporain de l’Église. La chronique de Jean Deuzèmes
Un sujet, une artiste, une époque incertaine
Le dérèglement climatique pèse lourdement dans les méga-feux qui ravagent d’immenses forêts, altèrent des territoires de plus en plus grands, détruisent tout un patrimoine naturel et culturel.
Or l’arbre est plus qu’une ressource pour l’homme, c’est un autre vivant, porteur d’histoires et de symboles qui ont accompagné la création littéraire et artistique, présent dans les grands mythes et les récits religieux, nommé souvent l’arbre de vie. L’arbre et son milieu, la forêt, ont ainsi affaire avec le sacré.
Dans l’art contemporain, la question de son origine et de son devenir est abordée de façon très diversifiée, mais de manière pressante depuis les années 70 (Lire article de Voir&Dire)
L’œuvre de Tacita Dean (née en 1965 à Canterbury) se déploie autour du passage du temps dont elle révèle les fragments en utilisant tous les médiums. Elle explore les récits, les attitudes des hommes en allant jusqu’au bout du monde, elle nous offre une méditation sur la fragilité. L’enjeu de l’artiste est de produire des antidotes à l’amnésie, au silence, à l’effacement de nos consciences, et bien sûr à celui de l’histoire. Elle est fascinée par les arbres singuliers, et les deux sujets ici présentés sont expressifs de son approche presque métaphysique et globale de la nature.
Comme pour ses immenses tableaux de nuages ou de la fonte d’un glacier dessinés à la craie sur tableau noir, elle utilise des techniques non numériques, traditionnelles, donc un peu hors du temps : les crayons de couleur sur de grandes photos argentiques contribuent à leur rendre hommage.
Deux cerisiers mémorables
Fleurissant durant une quinzaine de jours, les cerisiers sont à l’origine de la fête japonaise de Hanami (« regarder les fleurs ») un évènement national que personne ne veut rater. Le lieu et le contexte sont ici centraux. Ce sont deux cerisiers vénérables, Jindai et Taki, implantés dans la région de Fukushima et survivants de la catastrophe nucléaire de 2011.
Chacun a été réparé par la population locale, grâce à des poteaux de bois venant soutenir des branches abîmées et fatiguées, telles des béquilles. Ils sont l’objet de soins redoublés et continuent à fleurir pendant quelques jours.
L’artiste a fait des photos, puis a rehaussé à la main avec des crayons de couleur ses grands tirages gélatino argentiques, leur conférant une monumentalité accentuée par l’atténuation de tous les effets visuels gênants dans l’environnement, d’où cette impression d’arbres flottant comme des nuages avec des étais.
Un élément trouble le contexte de l’émotion visuelle, l’âge de ces Prunus serrulata, appelés Sakura en japonais : Jindai est âgé de 2000 ans, et Taki plus jeune de 1000 ans, les âges de l’Église et de ses mutations médiévales !
Tacita Dean montre les diverses temporalités de l’arbre : le port ancestral, la brièveté de la floraison, le caractère éphémère du printemps mis à mal en outre par le changement climatique, les saisons (il y en a 72 dans la société japonaise !). La technique de Tacita Dean oppose la brièveté de la prise de vue et son très lent dessin à la main.
La tentation d’une autre lecture
Dans un premier temps, les jeux de couleur obtenus par Tacita Dean produisent un effet de lévitation de ces êtres ancestraux, une sorte de connexion avec un divin oriental.
Mais l’âge des arbres, les effets visuels du crayon et le dessin des étais, le vide les entourant confèrent aussi à cette œuvre une atmosphère de Golgotha, d’un type particulier avec de nombreuses croix.
Si Hanami est le rituel de toute une société, c’est aussi un temps de contemplation individuelle et de méditation, à partir de l’éphémère, sur le sens de la vie et sur la mort. Les cerisiers touchent au sacré (lire présentation Guide to Japan) ou simplement structurent de nombreux festivals.
On peut aussi conférer à ces cerisiers en fleur les traits d’une institution, que l’on respecte voire vénère, puisque tout le monde s’y rassemble et fête collectivement la marque de l’arrivée du printemps.
Ce temps est proche de celui de Pâques, et l’on peut esquisser une analogie entre ce qui s’y passe avec une sortie de messe pascale où tout le monde est dans la joie, mais au Japon cela dure des jours.
Si l’on file la métaphore du cerisier comme institution et si l’on risque un rapprochement avec l’Église, cette image dessinée par l’artiste est paradoxale. Le cerisier est très vieux, comme l’est l’Église dans ses formes actuelles et son clergé, tout en continuant à fleurir régulièrement pour la joie d’un grand nombre. Mais elle ne peut se tenir seule et doit se reposer sur d’autres, des témoins, des communautés. Ces étais sont liés à elle, adoptent la symbolique de la croix, sont solidement plantés en terre, disposés de manière indépendante, contribuent à ce que le cerisier subsiste. Comme une époque de synode. Il y a du respect et de la tendresse pourrait-on dire de l’étai pour son cerisier, même s’il est lourd à porter, à supporter. Il y va du devenir conjoint des étais et de l’arbre. Pourrait-on imaginer le vieil arbre, dont l’allure a bien changé depuis sa jeunesse, protester contre la venue des étais ?
Pourrait-on imaginer une parole du Christ aux étais devant ces arbres au risque de la vieillesse, « Avant l’orage » ? Une phrase qui ne soit pas la menace à l’égard de l’arbre qui ne donne pas de fruit (Mat 3.10), et soit une promesse, comme celle de la graine de moutarde devenue arbre où nichent les oiseaux (Lc. 13.19) ?
Tacita Dean est une artiste de la beauté et de la délicatesse, de la vulnérabilité, de la nature plongée dans le temps. La représentation de toutes les échelles de durée par des moyens sensibles est fondamentale à l’heure du changement climatique.
Sa sensibilité d’artiste nous introduit à des formes de spiritualité bien éloignées des représentations traditionnelles, anciennes ou récentes.
Ici s’exprime pleinement la force de l’art contemporain à ouvrir à la méditation, à partir de la singularité d’une situation et d’une démarche d’artiste.
À voir jusqu’au 18 septembre 2023, à la Bourse de Commerce
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