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Andres Serrano : une interprétation de Michel-Ange

The Doom Of Beauty, le destin tragique de la beauté, est une profonde réflexion visuelle sur la beauté contemporaine par ce photographe qui a défrayé la chronique. Il fait vivre autrement les sculptures religieuses du Maître de la Renaissance. Galerie Nathalie Obadia. La chronique de Jean Deuzèmes

En découvrant les deux Pietà mises en valeur sur le mur blanc d’entrée de la galerie, le visiteur est surpris à nouveau par les récentes productions de l’auteur de Piss Christ, qui avait soulevé l’indignation des milieux intégristes jusqu’à la destruction de deux œuvres en 2011 (lire l’important dossier établi par Voir et Dire).

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Or Andres Serrano a toujours affirmé qu’il était chrétien, notamment à l’occasion de l’audience du Pape, le 23 juin 2023, accordée à 200 artistes dans la chapelle Sixtine, à tel point que François l’avait malicieusement salué en levant un pouce en l’air. « J’ai été très heureux que l’Église comprenne que je suis un artiste chrétien et que je ne suis pas un artiste blasphématoire. Je suis juste un artiste[1]

La quinzaine de tableaux, on ne sait s’il faut les désigner ainsi, de la galerie Nathalie Obadia vont-ils maintenant provoquer l’ire des intégristes de l’art de la Renaissance ? Probablement pas. Mais en abordant des représentations religieuses passées, il bouscule la notion de sacré y compris dans le regard que l’on porte sur la sculpture comme patrimoine ou idéal.

Ces œuvres, que l’on pourrait qualifier de métamorphoses, partent d’une photo en noir et blanc des sculptures de Michel-Ange (pas seulement celles qui relèvent de l’iconographie religieuse) auxquelles le photographe, né en 1950 à Brooklyn, est tant attaché dans toute son œuvre. Il en en a fait des tirages, parfois en deux parties, qu’il a retravaillés à l’acrylique, aux pastels à l’huile et autres techniques mixtes, soit en soulignant les traits des visages ou des corps donnés par le sculpteur, soit en les recouvrant comme dans la tradition des actionnistes viennois[2] des années 60. Ainsi la Pietà (1498-1499), en marbre de carrare d’un blanc pur, est passée par la photographie qui l’a aplatie en l’isolant du contexte, avant de se voir redonner du volume par les couleurs, la photo étant alors transformée en peinture, et en introduisant à cette occasion un autre type de lumière.  Les mouvements voulus par le sculpteur, à la recherche de l’harmonie et de la beauté, sont alors interprétés dans ce qu’Andres Serrano conçoit comme beauté au XXIe.

Il s’agit bien d’interprétation, comme on le ferait des Textes, pour leur donner de l’actualité et de la beauté, d’où le titre de l’exposition. The Doom Of Beauty : le destin tragique de la beauté est le titre d’un poème étrange que Michel-Ange rédigea lui-même un an après la conception de la Pietà, probablement une méditation sur la mort et l’art, mettant la beauté au centre.

Par ces œuvres, en 2022-2023, Andres Serrano revient à ses origines de peintre, après avoir griffonné, spontanément ou inconsciemment, des catalogues sur Michel-Ange.

« Tout en célébrant un nouvel aspect de l’activité artistique d’Andres Serrano, ces œuvres s’inscrivent dans la continuité de son travail artistique : chaque statue de pierre prend vie sous le tracé coloré, se rapprochant de l’art du portrait cher à l’artiste depuis longtemps. Dans l’espace de la galerie, les portraits surgissant du passé s’érigent à hauteur des visiteurs : une coprésence qui engage une réflexion sur la place du sacré – du culte religieux jusqu’à la sacralisation de l’œuvre d’art – dans nos sociétés contemporaines. » (Flyer de la Galerie)

Beaucoup de choses sont ici nouvelles : les cadrages blancs et non noirs, les gestes du pinceau ou du crayon, comme dans Cy Twombly, la colorimétrie personnelle de chaque tableau, la présence parfois de maries-louises peintes, le traitement différent de deux parties du tableau puis leur assemblage, etc.

«  Il s’agit d’une manière de se libérer d’un exil que je m’étais imposé en créant de l’art non pas avec mes mains mais avec un appareil photo. […] il s’agit de prouver que ce qui se produit dans le passé, ne reste pas toujours dans le passé. »

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Andres Serrano, The Christ Child, Acrylique, pastels à l’huile et techniques mixtes sur vinyle, 101,6 x 76,2 cm

The Christ Child. On est surpris par l’abondance des jaunes, tirant parfois sur l’ocre, contrastant si bien avec le noir. En effet, cette couleur possède une symbolique ambivalente selon l’historien des couleurs Michel Pastoureau. Elle est même une couleur mal aimée, frappée du sceau de l’interdiction, du rejet, de la détresse et de la solitude. Pourtant elle a été au centre des peintures fauves (avec le rouge) et se retrouve pleinement dans les Christ de Gauguin. C’est avec la « Crucifixion » jaune d’Emil Nolde  (1912) que l’on peut faire aussi des rapprochements. Dans le cas de The Christ Child, le jaune participe d’une vision car, comme la grâce, elle semble venir de l’enfant et se transmettre à sa mère, restée dans l’ombre.

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Andres Serrano, Pieta Orange, 2023 Acrylique, pastels à l’huile et techniques mixtes sur vinyle, 101,6 x 76,2 cm
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Andres Serrano, 2023, Pieta Cadmium Red, Acrylique, pastels à l’huile et techniques mixtes sur vinyle, 101,6 x 76,2 cm
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Andres Serrano, 2023, Pieta Emerald, Acrylique, pastels à l’huile et techniques mixtes sur vinyle, 101,6 x 76,2 cm

Avec les trois pietà, Orange, Cadmium Red et Emerald, les couleurs stridentes, les gestes, les coulures traduisent les pleurs, la détresse et le lien entre la mère et le fils. Le volume n’est plus celui du sculpteur, mais celui du photographe devenu expressionniste. Le sang coule sur l’étoffe dont on perçoit le poids. La sculpture s’anime et peut rester objet de dévotion.

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Andres Serrano, Descent, 2023 Acrylique, pastels à l’huile et techniques mixtes sur vinyle, 101,6 x 76,2 cm

Descent, L’agencement des couleurs et le cadrage de la photo donnent un aspect baroque, presque des allures de saint Sébastien, figure revenue à la mode dans une certaine photographie.

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Andres Serrano, Cristo Velato, 2023 Acrylique, pastels à l’huile et techniques mixtes sur vinyle, 76,2 x 99,1 cm

Cristo velato est différent par l’origine : il s’agit d’un détail d’un chef-d’œuvre de Giuseppe Sanmartino (1753) donc postérieur aux œuvres de Michel-Ange réalisé pour la chapelle San Severo de Naples. Le sculpteur a créé l’illusion d’un voile transparent couvrant le corps du Christ, placé sur un tombeau. Tout est en marbre. Andres Serrano s’est confronté au défi de la fluidité et de la transparence en sculpture en travaillant de deux manières les éléments de son diptyque, à droite en soulignant la transparence, à gauche en la niant par des scarifications sur la fluidité. Deux mystères visuels et la métamorphose dans une esthétique contemporaine du linceul.

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Andres Serrano,  Michelangelo Head of Christ, 2023 Acrylique, pastels à l’huile et techniques mixtes sur vinyle, 101,6 x 76,2 cm

Michelangelo Head of Christ correspond au détail d’une Piéta qui a été recadrée puis réinterprétée de manière très différente des autres : en clair, un visage contemporain, apaisé sur un fond bleu profond, et une marie-louise bleue, un tableau d’un seul tenant. Andres Serrano est toujours un grand portraitiste qui affiche ici une vision optimiste et sereine du christianisme. Un sujet de contemplation, une intensité de couleur de vitrail. Des allures d’icône.

Un écho aux propos que le Pape a adressés aux artistes  le 23 juin 2023 ?

« Vous avez la capacité de rêver de nouvelles versions du monde, d’introduire de la nouveauté dans l’histoire », en ajoutant “Aidez-nous à entrevoir la lumière, la beauté qui sauve”.

Andres Serrano pourrait lui répondre :

“Mes œuvres ne reflètent pas le monde d’aujourd’hui, elles reflètent mon monde et pour un artiste, c’est tout ce qui compte.” (Flyer)

Jean Deuzèmes

Lire les autres articles de la chronique « Interroger l’art contemporain » 

2 septembre – 11 novembre 2023
3 rue du cloître Saint-Merri, 75004 Paris


[1] cité par Julie Chaizemartin, Quotidien de l’art

[2] En mettant l’accent sur la violence du réel, ils ont côtoyé la question des violences subies par le Christ et développé une vision religieuse, jusqu’à produire des œuvres d’Église, alors qu’ils s’en étaient éloignés au départ.

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