« Ceci n’est pas un chemin de croix ». Mais les esquisses exposées à Saint-Eustache jusqu’au 25 mai 2024 des 14 tableaux qui ornent l’église de Tréverien, celle de l’enfance de François Pinault, qu’il a récemment restaurée. Toute une histoire universelle. La chronique de Jean Deuzèmes
Deux hommes et des esquisses
Vincent Gicquel est né en 1974 en Bretagne, du côté de Saint-Michel. François Pinault est né en 1936, dans les Côtes-d’Armor. Mais il y a plus qu’un lien territorial entre les deux. Le peintre est entré chez le collectionneur en 2018, avec des figures humaines de pantomimes, nues, sans âges, affrontant un monde dépourvu de repères, parlant d’un destin fatal. Cela correspondait à une sensibilité forte chez le collectionneur qui a aussi acheté des œuvres radicales de Miriam Cahn, dont l’une « Fuck Abstraction » a subi récemment une attaque très médiatisée au Palais de Tokyo. ( lire V&D )
Les points communs ? La peinture aujourd’hui comme acte de survivance, les couleurs, l’ambiguïté des situations et l’homme comme figure résistante. Bien des œuvres choisies par François Pinault touchent à ces questions. Elles nourrissent sa méditation sur la mort, les forces de vie et celles de l’art d’aujourd’hui.
Quelques peintures du chemin de croix de l’église de Tréverien.
Quand il a décidé de contribuer à la restauration de l’église de Tréverien, celle de son enfance quand il parlait le gallo, il a cherché un plasticien capable de répondre à une demande spécifique. En 2021, à la sortie du COVID, au moment de l’ouverture de la Bourse de Commerce, elle aurait pu être « Dessine-moi un mouton » adressée, plein d’intuition, à ce Breton avec lequel il avait tant d’affinités profondes. Ce fut « Est-ce que tu te sentirais capable de faire un Chemin de croix ? » Le peintre a répondu oui, bien sûr, et s’est livré à de nombreuses recherches jusqu’à produire des esquisses, pouvant servir directement ou pouvant guider des réflexions ultérieures.
Ces travaux sur papier, créés avec une forte impulsion, ont envahi le sol de l’atelier et ils étaient destinés à remplir les poubelles. Mais son nouveau galeriste ( RX ) a arrêté le geste de destruction et les a ressortis pour cette grande exposition à Saint-Eustache, il les a « relevés ». François Pinault ne les a pas vus, il s’est « contenté » des peintures.
Des piliers et des hommes
Les dessins, exposés sur les piliers deux par deux, ne respectent pas l’ordre de leur conception, mais celui du chemin de croix.
Ainsi exposés, ils ont changé de statut, ce ne sont plus de simples esquisses.
La première image créée avait été un Christ en croix, de trois quarts et de dos, surprenant comme un Caravage.
La tension des muscles le rend humain dans la souffrance, l’universalité est ici présente.
« Je voulais montrer le visage du Christ sans le reste. »
Dans ce face-à-face totalement humain, le visiteur ne peut esquiver ce qui se joue. Le visage dans la montée au calvaire a bien des traits de l’artiste, un autoportrait en miroir de celui qui regarde. On n’y échappe pas. La dernière image produite a été celle de la rencontre avec les femmes, l’expressionnisme pour dire la douleur, celle que nous connaissons parfois.
1 Jésus est condamné à être crucifié et 2 Jésus est chargé de sa croix
Peu importe la foi de l’artiste, tout se joue dans la création. : « Mon travail, depuis toujours, s’attache à dépeindre la condition humaine, notre rapport au monde et à notre propre vie. Donc peindre un Chemin de croix, qui est une allégorie de l’existence, pouvait me sembler assez naturel au départ. Représenter les épreuves infligées à un homme que l’on condamne à un destin tragique, c’est toute l’histoire de ma peinture. J’étais donc sur mes terres. Avec de surcroît, une palette qui s’accorderait aux vitraux colorés de l’église. J’ai entrepris ce travail confiant, non sans me rappeler qu’un certain Christ jaune [de Gauguin, 1889] était né, lui aussi, en terre bretonne, voilà̀ plus d’un siècle. » Narthex
Ce travail est le résultat d’un combat intérieur dont le pinceau rend compte. « Au bout d’un moment, c’était tellement complexe face au poids de l’histoire de l’art que j’aurais pu abandonner. Comment pouvais-je faire quelque chose de singulier et de fort après Caravage, Matisse et tous ceux qui ont fait des Chemins de croix dans toutes les églises catholiques ? »
Le ton juste qu’il a trouvé tient dans le retour à un certain classicisme, non pas de l’expression formelle, mais de la représentation. « Ici, on ne peut pas croire à l’histoire si le trait n’est pas classique. » La grande culture de l’artiste est ici perceptible par les rapprochements que l’on peut faire avec les œuvres de Simon Vouet, Rubens, Delacroix, Dali ou encore Peter Doig.
Les couleurs disent l’incertitude : « Les rouges ressemblent à de l’orange, les bleus aux verts, Marie garde son bleu, Simon porte le vert de l’espoir », Ponce Pilate de dos n’a pas de couleur.
La série est faite de singularités humaines et d’universel, elle nous tient par la main ou par le regard, elle nous élève dans l’accompagnement de Celui qui a été relevé, de Celui dont nous sommes une esquisse, parfois.
Elle a marqué profondément la célébration du Vendredi Saint 2024 à Saint-Eustache.
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Que n’ai-je pas pu être présente à St Eustache le Vendredi Saint ! Heureusement, tel que tu le racontes, j’ai l’impression d’en avoir été.
Merci.
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