« Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent. »
En ce dimanche matin d’hiver, je prends de plein fouet les paroles de l’Évangile, ces mots attribués à Jésus dont j’ai toutes raisons de croire qu’il les a bien prononcés, tellement ils vont à contre-courant de ce qui se disait à l’époque. Lui-même le rappelle : « On vous a dit “Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi !” Moi je vous dis : “Aimez vos ennemis” » (Matthieu 5, 43-44). Dans le monde d’aujourd’hui qui se révèle une fois de plus plein de violence, avec des guerres proches, des retournements d’alliance et de lourdes menaces pour la paix, ces paroles sont-elles audibles ?

Dijon
Et cela continue : « Souhaitez du bien à ceux qui vous maudissent, priez pour ceux qui vous calomnient… À celui qui prend ton manteau, donne aussi ta tunique ». Même si ce n’est pas la première fois que j’entends ces paroles, elles me percutent comme les vagues bousculent le bateau un jour de tempête. Elles m’agressent, tellement elles vont à l’inverse de ce qui paraît normal et raisonnable. J’ai plutôt entendu, quand j’étais enfant, des proverbes comme : « Charité bien ordonnée commence par soi-même ». Or cette fois-ci, Jésus nous entraîne beaucoup plus loin. On serait tenté de dire, comme les disciples qui prenaient leur distance : « Cette parole est trop dure, qui peut l’écouter ? » (Jean 6, 60).
Il y a en moi quelque chose qui dit « C’est infaisable ! C’est trop ». Je pense aux parents qui se sont saignés aux quatre veines pour que, grâce à une bonne formation, leurs enfants puissent avoir en main le maximum d’atouts pour être à l’abri du chômage et qui se réjouissent de les voir gagner correctement leur vie. Certes la réussite professionnelle n’est pas tout. Mais de là à aller jusqu’à : « À qui prend ton bien, ne le réclame pas ! » il y a plus qu’un pas. Jusqu’où Jésus veut-il nous emmener et emmener ceux qui l’écoutent ce jour-là au bord du lac de Tibériade ?
Malgré tout, je continue à écouter. Et puis… Et puis… lorsque j’entends : « À celui qui te frappe sur une joue, présente l’autre joue », je me souviens avoir découvert qu’il serait plus exact de traduire « Si quelqu’un te frappe sur une joue, tourne vers lui un autre visage ». En effet le terme employé dans le texte original n’est pas « heteros » (l’autre au sens de la deuxième), mais « allos » qui peut signifier “autre” quand il y a deux choses, mais aussi “différent, étranger”. Un visage différent à inventer, une alternative à présenter à celui qui frappe, comme dans la non-violence active qui n’est pas aveu de faiblesse, mais une autre manière, une manière différente de lutter.
Je pense à deux exemples incarnés par deux personnes qui ont marqué l’histoire. Ils m’ont aidé à comprendre le sens de cette parole de Jésus. Le premier est Martin Luther King lorsque, en 1963, lors du rassemblement des marcheurs pour les droits civiques à Washington, il lance ces mots qui continuent à résonner aujourd’hui : « I had a dream ». Non seulement, il tourne vers l’Amérique blanche cet autre visage, le sien et celui de ceux qui l’accompagnent, un visage résolu mais pacifique. Il le paiera de sa vie. Et il appelle tous les siens, noirs et blancs, à imaginer cet autre visage de l’Amérique que lui-même a entrevu et vers lequel il les invite à marcher.
L’autre est Nelson Mandela qui, le jour de sa libération de 25 ans à Roben Island, interrogé sur ce qu’il pense faire par rapport au pouvoir en place, dit simplement : « Il va falloir qu’on les étonne ! ». Au lieu d’un désir légitime de revanche, il a ces mots surprenants. On a voulu l’écraser, l’anéantir, le faire disparaître définitivement. Et de cet écrasement naît chez lui cette parole-là, ce projet-là, cette différence-là.
Faire le reproche
Et puis… Et puis…comme une autre harmonique, plus ancienne celle-là, comme un jalon posé dès l’origine, je me souviens que la première fois que figure dans la Bible la parole « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (dans le Lévitique), il n’est pas question de s’écraser et de subir. En effet les mots exacts, en hébreu, sont les suivants :
« Si ton frère fait peser un mal sur toi, au lieu de haïr dans ton cœur,
fais-lui le reproche, fais le reproche à ton prochain,
dis-lui l’offense, au lieu de te venger, de préparer ta revanche.
Ainsi tu aimeras ton prochain comme toi-même. » (Lev 19, 17-18)
Donc : « Fais le reproche au lieu de laisser place à la haine. Ainsi tu aimeras ton prochain. »
Dans cet appel à « faire le reproche », on entend déjà claquer la parole des prophètes, celle d’Amos ou d’Osée. Et celle de Jésus qui apostrophe sans ménagement les pharisiens et les docteurs de la Loi : « Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites, car vous êtes semblables à des sépulcres blanchis » (Matthieu 23, 27) « Malheur à vous, pharisiens, qui aimez le premier siège dans les synagogues, et les salutations sur les places publiques » (Luc 11, 41). Et lorsqu’un docteur de la loi lui dit : « Maître, en parlant ainsi, c’est nous aussi que tu insultes. » Jésus réplique : « Vous aussi, les docteurs de la Loi, malheureux êtes-vous, parce que vous chargez les gens de fardeaux impossibles à porter, et vous-mêmes, vous ne touchez même pas ces fardeaux d’un seul doigt. » (Luc 11, 44)
Cette liberté et cette vigueur de parole font partie de l’amour au sens biblique du terme. Je reconnais que, pendant longtemps, je ne l’ai pas perçu ainsi, donnant la priorité à une forme de gentillesse, à une manière de servir les autres ou de s’adapter à eux en se mettant entre parenthèse, quitte à passer l’éponge sur la violence subie, au risque d’oublier jusqu’à l’intolérable.
Un long chemin
Mais me revient aussi à l’esprit une expérience que j’ai eu la chance de vivre dans les années qui ont suivi la seconde guerre mondiale (oui, j’ai connu ce temps-là !). J’ai participé à toute une série de rencontres dans le cadre de la réconciliation franco-allemande. Je n’étais encore qu’un enfant, à peine un ado, quand j’ai fait partie du premier groupe de français participant à un camp de jeunes avec des allemands en Bavière. Cela m’a marqué profondément. Je suis retourné souvent participer à des échanges et à des dialogues avec ceux qui, du côté allemand, luttaient dans ce sens.

Dialogues intenses, beaucoup d’efforts pour se comprendre et de multiples découvertes. Des amitiés se sont tissées, une compréhension mutuelle s’est développée, en n’esquivant aucun des drames traversés. Comme le jour où les Allemands qui nous recevaient ont absolument voulu nous faire voir « Le Pont » (Die Brücke), un film qui montre, à la fin de la guerre, un groupe d’adolescents se faire tuer pour défendre un pont qui ne sert à rien.
Peu de personnes ont conscience aujourd’hui du temps et des efforts qu’il a fallu pour que cette réconciliation s’opère. Combien de tentatives de rapprochement avortées, combien d’incompréhensions surmontées. Il a fallu près de vingt ans pour que le traité de l’Élysée, le 22 janvier 1963, soit signé, débouchant, entre autres, sur un récit commun dans l’enseignement de l’histoire.
Beaucoup de ceux qui ont dit « Plus jamais ça ! », beaucoup de ceux qui ont lutté pour cette réconciliation et ont tissé des liens forts entre la France et l’Allemagne étaient guidés par ces paroles bibliques et évangéliques. Au lieu de prendre leur revanche sur l’ennemi ou de lui faire payer sa défaite, comme après 1870 ou après la guerre de 14, ils ont donné la priorité à la création de liens nouveaux entre les peuples qui s’étaient affrontés, en croyant qu’ils pouvaient être source d’une paix durable. Il ne s’agissait donc pas seulement de lutter au fond de soi contre la haine et le désir de vengeance. Il s’agissait d’aller vers ces ennemis et, avec eux, d’entreprendre un long chemin de compréhension et de fraternité.
Toujours à reprendre
Un travail analogue a été entrepris au Chili à la fin de la dictature, avec la commission « Vérité et Réconciliation » et en Afrique du Sud, après la fin de l’apartheid, avec la commission présidée par Desmond Tutu.
Ces expériences m’ont marqué, la première à ma sortie de l’enfance, les autres à l’âge adulte. Elles m’ont fait comprendre que la parole de Jésus n’est pas seulement une invitation à aimer comme Dieu seul sait aimer, de façon totalement libre et gratuite, mais qu’elle est aussi une invitation au combat, un combat pour la fraternité, pour tisser des relations d’alliance entre les peuples et entre les ennemis. La paix n’est jamais un état stable, on a pu l’oublier. Elle reste un combat qui se nourrit d’espérance mais aussi de patience, d’expérience, d’audace et d’imagination.

au Centre pour la paix
Comment ne pas penser à ces hommes et à ces femmes, palestiniens, israéliens, musulmans, juifs ou chrétiens, qui, envers et contre tout, en Israël, à Gaza ou en Cisjordanie occupée, prennent tous les risques pour organiser des rencontres et des dialogues, malgré les murs, les interdictions de circuler, malgré la guerre et le climat d’intolérance. Certains d’entre eux ont perdu un enfant, victime de la violence où tous sont plongés. Ils tissent, dans l’ombre, la trame de ce à quoi il faudra bien parvenir un jour : vivre ensemble sur cette terre. [1] Je pense notamment à Apeirogon, un livre de Colum Mc Cann, intitulé « roman », mais qui raconte, sous de multiples facettes, une histoire d’aujourd’hui.
Utopie ! Irréalisme, penseront beaucoup, qui se veulent plus ancrés dans le réel. Sans parler de ceux pour qui la force et la violence sont les seules voies possibles.
Joseph Moingt écrit :
« La question de Pierre à Jésus : “Combien de fois dois-je pardonner à mon frère ?” (Mat 18, 21)
est devenue une question d’actualité publique sous la pression tragique de l’histoire. Peut-on promouvoir la réconciliation des personnes et des groupes sans favoriser l’oubli des crimes ? …
Le pardon des offenses et l’amour des ennemis sont parmi les points les plus caractéristiques de l’enseignement de Jésus ; ils se signalent l’un et l’autre par leur radicalité. Mais ils sont, l’un et l’autre, un acte tout gratuit, qui ne donne aucune assurance qu’un autre en usera pareillement à notre égard… Quiconque fait l’expérience du don accède au royaume de la gratuité et découvre que c’est elle, et elle seule, qui accomplit la perfection des relations humaines, la perfection de la liberté libérée de ses entraves. La liberté se prend en se donnant. Personne n’est vraiment libre, vraiment humain, tant qu’il fait d’un autre son esclave en le soumettant à la violence de son droit, tandis que l’acte de gratuité du don est l’expérience d’un enrichissement en humanité. Les chances que le pardon l’emporte sur la violence, c’est la contagion de la liberté. La force du droit est à elle seule incapable d’éradiquer la violence puisqu’elle en fait usage ; seule peut la désarmer la renonciation de l’offensé à son droit… Utopie ? Sans doute, les paraboles du Royaume sont utopiques comme l’est le Royaume. Mais l’utopie n’est pas dépourvue d’efficacité, car elle agit puissamment sur le cœur des humains. Encore faut-il qu’elle ait une inscription dans les réalités de l’histoire. La puissance des paroles de Jésus sur les hommes, c’est de leur proposer un exemple à imiter, celui de “votre Père qui est aux cieux, car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et tomber la pluie sur les justes et les injustes” » (Mat 5, 45).
(Pardonner, chapitre 5, « l’imprescriptible fondement »)
Oui ces paroles sont rudes, quasi inaudibles,
mais elles indiquent un chemin sur lequel certains mettent leurs pas.
Un chemin d’humanité porteur d’espérance pour tous.
Notes
↑1 | Je pense notamment à Apeirogon, un livre de Colum Mc Cann, intitulé « roman », mais qui raconte, sous de multiples facettes, une histoire d’aujourd’hui. |
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