À propos de Michel Leconte : convictions et questions

Suite à notre rediffusion d’un article de Michel Leconte, Avons-nous trahi Jésus en le faisant Dieu ?, la réaction théologiquement argumentée d’Ignace Berten, qui constitue également un témoignage de foi.

Le site de Saint-Merry a repris un texte du théologien protestant Michel Leconte : Avons-nous trahi Jésus en le faisant Dieu ? (à lire ICI). Peu avant, ce théologien avait publié dans la revue Réforme un article allant dans le même sens : Un christianisme pour le XXIe siècle ? (à lire ICI). Ces deux textes sont très proches l’un de l’autre.

Nombre de membres de Saint-Merry se retrouvent certainement dans cette approche de la foi. Mais ces deux textes m’interpellent. Je souhaite dire ici en quoi je me retrouve dans ce que dit Michel Leconte et ce en quoi, comme croyant et théologien, je suis un profond désaccord avec lui.

1. Lignes de convergence

« Le christianisme est à la croisée des chemins – non pas parce qu’il aurait à moderniser sa façade, mais parce qu’il doit affronter une crise de fond : celle de sa fidélité au message originel de Jésus et de sa pertinence pour des consciences devenues critiques, adultes et libres ». Il y a là un défi fondamental. La question est de savoir comment discerner ce qui, pour les consciences critiques, adultes et libres, doit être assumé de ce dont témoigne la tradition de foi fondée sur l’Évangile, assumé et dit dans un langage qui fasse sens aujourd’hui. Cela signifie aussi ce par rapport à quoi, il faut prendre distance dans ce qui a été transmis. Très largement, le langage reçu n’est plus crédible tant dans ses affirmations traditionnelles et doctrinales que dans ses pratiques.

« Jésus parlait au nom de Dieu, non pas comme un messager lointain, mais comme un frère, un compagnon de route. Il dénonçait les injustices religieuses et sociales, prônait la proximité du Royaume, et appelait à vivre une humanité réconciliée ». Il est vrai que « le Dieu que beaucoup rejettent n’est pas le Dieu de Jésus, mais un dieu déformé par la métaphysique antique et le pouvoir clérical : tout-puissant, juge, distributeur de récompenses et de punitions ». Ce Dieu était largement présent dans le catéchisme et la prédication que les plus anciens parmi nous ont connu. Il en reste des traces dans le Catéchisme actuel de l’Église catholique, mais n’est pas celui dont a témoigné Vatican II, quoique de ce point de vue, il y ait dans certains groupes des retours en ce sens.

Une évidence pour nous : Jésus est pleinement humain. Son autorité venait de sa manière particulière d’être humain, dans son contexte religieux, culturel et social : « parole libre, gestes de guérison, refus de l’exclusion, proximité avec les sans-espoirs, les blessés de la vie, ceux qui étaient considérés comme des pécheurs par la religion de son temps ». Humain, il était marqué par toutes les limites de l’humain, en termes d’ignorance, d’images culturelles, etc. « Il est sujet à l’erreur, comme le montre ses paroles sur l’imminence de la fin des temps, et le choix de Judas comme disciple ». Il est né de la rencontre d’un homme et d’une femme. Et je préciserais, ce que ne dit pas Leconte : Jésus était homme et pas femme, ce qui est une limite, puisque selon la Genèse, ce sont l’homme et la femme qui sont image de Dieu : il n’est donc pas le modèle parfait et accompli de l’humanité.

Personnalité charismatique impressionnante, certes, mais qui n’était pas dotée de pouvoirs surhumains ou divins. Il n’a pas revendiqué la divinité, il ne s’est pas pensé comme Fils de Dieu unique, il ne s’est pas identifié comme le messie…

En tout cela, je me retrouve pleinement dans les expressions de Michel Leconte.

Anastasis, Descente aux enfers et résurrection, XIe s., fresque, église Saint-Sauveur-in-Chora, Istanbul

2. Points de divergence

J’ai deux points de divergence principaux par rapport à ce qu’écrit Leconte : au sujet de la résurrection de Jésus (et de la résurrection des morts) et en ce qui concerne la confession de foi portant sur la divinité de Jésus.

Sur l’expérience de la résurrection : « Après sa mort, ses disciples ont fait l’expérience bouleversante que rien de ce qu’il avait semé n’était mort. Sa vie rayonnait encore. C’est cela, le cœur de la foi pascale : non pas un retour de son corps à la vie, mais une permanence spirituelle qui traverse la mort ». Ce qu’il a avait semé n’était pas mort. Sa vie rayonnait encore. Mais ce n’est pas tout ce que disent les textes : tous témoignent de la rencontre imprévue et bouleversante de Jésus vivant personnellement, ce qui est autre chose que « un retour de son corps à la vie ». Le premier témoignage historique est celui de Paul. Il est le seul à parler en je de son expérience de Jésus vivant : Dieu qui « m’a appelé par sa grâce a jugé bon de révéler en moi son Fils » (Ga 1, 15), et il identifie son expérience comme une apparition au même titre que celle dont ont joui les apôtres : « Il est apparu à Céphas, puis aux Douze, […] en tout dernier lieu, il m’est aussi apparu, à moi l’avorton » (1 Co 15, 5 et 8). Paul parle d’une expérience spirituelle dont la personne même de Jésus est le sujet. On peut mettre en cause l’interprétation que les disciples et Paul ont donné de leur expérience, mais on ne peut simplement mettre cette expérience entre parenthèses. Les récits évangéliques des apparitions sont des récits symboliques qui cherchent à évoquer une expérience spirituelle d’une présence autre, non matérielle, qui est offerte. Je crois que Jésus, personnellement, est vivant et qu’il s’offre présent à nous ; je crois, à la suite de Paul qui en témoigne, que la résurrection des morts, vie auprès de Dieu, nous est promise. Je diverge clairement de Leconte quant au contenu de la foi en ce qui concerne la résurrection de Jésus et la résurrection des morts.

Une autre divergence porte sur le rapport à la tradition et au dogme de l’Église. Quant Leconte affirme que « le XXIe siècle a soif d’authenticité plus que de dogmes », je le rejoins largement. Cela ne signifie pas, pour autant, que la tradition portée par les quatre premiers conciles (de Nicée en 325 à Chalcédoine en 451) n’a plus rien à nous dire. Il y a chez Leconte et bien d’autres une forme de rejet du mot même de dogme chargé négativement. « La foi devient soumission à des dogmes » et « Le christianisme du XXIᵉ siècle sera celui d’une minorité croyante, mais pas soumise ; engagée, mais pas fanatique ; enracinée dans l’Évangile, mais libérée des dogmes ».  Leconte affirme que depuis Nicée, en raison « d’une pensée grecque obsédée par l’Être, on proclame que Jésus est “de même substance que Dieu” – un Dieu considéré comme Tout-puissant, impassible, omniscient – très loin du Dieu annoncé par Jésus ». Nicée n’a pas inventé le caractère divin de Jésus. L’évangile de Marc commence et se termine par l’affirmation de Jésus Fils de Dieu : cela ne se réduit pas à affirmer que Jésus est un saint homme ou un prophète exceptionnel. Le prologue de Jean est aussi très clair : Jésus est le Verbe qui appartient à l’ordre de la divinité. Les hymnes pauliniennes vont clairement en ce sens. Ici également, on peut exprimer son désaccord par rapport à l’interprétation que les témoins les plus anciens donnent de l’expérience de la rencontre de Jésus, en l’accusant par exemple d’être mythologique. Reconnaître le sens positif des premières confessions de foi ne signifie pas que l’expression philosophico-métaphysique de Nicée et de Chalcédoine s’imposent à nous dans leur vocabulaire propre qui n’est plus le nôtre. Il s’agit, dans un acte herméneutique, de rejoindre l’intention des évêques, qui n’était pas d’abord politique comme l’était celle de Constantin, mais bien le souci de l’unité de la communauté chrétienne sur le fondement du contenu de la foi. La question est : dans quel langage dire cette confession de foi et quelle est la portée de celle-ci pour la vie dans le présent ? Il est vrai que « le pouvoir politique (Constantin et les empereurs suivants) s’est emparé de cette divinisation pour faire de Jésus le fondement d’un ordre sacré, hiérarchique et impérial » et que largement « l’Église a entériné cette déviation ». Se trouve ici posée l’importance de l’inculturation : Paul a été un premier acteur d’inculturation de la foi née en milieu juif, les premiers pères de l’Église et les premiers conciles ont été aussi acteurs majeurs d’inculturation en monde grec, nécessité et aussi risques de déviance. L’enjeu aujourd’hui est bien celui d’une réelle inculturation, ce qui signifie continuité, changement d’expression et de représentation, mais pas rupture.

Il est nécessaire d’affirmer aujourd’hui que « Jésus ne s’est jamais présenté comme un Dieu. Il ne réclame pas l’adoration, mais l’imitation : “Suis-moi”, dit-il à ceux qu’il rencontre ». Reconnaître que Jésus ne s’est pas pensé comme divin, qu’il ne s’est pas revendiqué comme Messie ne disqualifie pas l’expérience et l’expression de la foi de la première communauté. « Le moment est venu de désidolâtrer Jésus. Non pour le rabaisser, mais pour le rendre à lui-même, pour qu’il cesse d’être le prétexte à une foi infantile, culpabilisante ou aliénante ». Il y a eu dérive : le cléricalisme dénoncé aujourd’hui en est une expression claire. Mais accuser les théologiens qui confessent la divinité de Jésus est une véritable injure au sérieux du travail théologique. Des théologiens comme Duquoc et Schillebeeckx, cités en tête de l’article publié par Saint-Merry, et on pourrait ajouter Gutierrez et bien d’autres, ont été des théologiens libérateurs liant fortement confession de foi et libération humaine. La difficulté est de penser et croire non dans l’opposition ou vraiment homme ou vraiment Dieu, mais dans l’articulation vrai homme (avec la prise radicale au sérieux de toutes les limites de l’humain dites plus haut), et vrai Dieu, un Dieu autrement que toute-puissance dominatrice.

En conclusion, je pense que la distinction établie par Castoriadis entre l’instituant et l’institué, dans le contexte à l’époque de la contradiction entre les intuitions fondamentales du marxisme et le communisme soviétique, peut être éclairante pour nous. En termes chrétiens on peut parler de la tension entre prophétisme et institution. Toute l’histoire de l’Église est traversée par cette tension. Une inspiration forte ne fait histoire qu’en s’instituant, et l’institution comporte nécessairement une part de doctrine. Cette institution est toujours tentée de se centrer seulement sur elle-même et son pouvoir. D’où la critique nécessaire. La question est de savoir si on assume cette tension et où on se situe à l’intérieur de cette tension sans en supprimer l’un des pôles.

Je fais une différence majeure entre ces premiers conciles, référence commune officielle de toutes les Églises chrétiennes, et les conciles et dogmes ultérieurs : Vatican I et l’infaillibilité pontificale, l’immaculée conception, l’Assomption de Marie…

Ignace Berten

  1. christiane Giraud Barra says:

    je suis pleinement en accord avec ce commentaire car il répond à une de mes questions actuelles, pourquoi dans la mentalité contemporaine à l’adhésion à la religion s’est substitué la recherche de l’expérience spirituelle ? Autrement dit comment exprimer sa foi dans le langage du temps présent et celui de la temporalité c’est-à dire: présent, passé, historique, comment notre foi se porte vers le futur.
    Merci pour cet article

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