Religieuse, évocatrice, porno, émouvante, belle, parlante, forte, violente, blafarde, douce, floue, nette, etc. Que de qualificatifs pour parler d’image ! Mais indocile ? Les Rencontres photographiques d’Arles ont fait un choix stimulant. La chronique de Jean Deuzèmes
À l’origine, le terme Indocile désignait hommes ou animaux que l’on ne pouvait instruire. En l’appliquant à une chose inanimée ou à une partie constituante d’un être vivant, ce mot renvoie bien plus à ce qu’on arrive mal à maîtriser, à soumettre. Rebelle est un de ses synonymes. Alors, oui, une image peut être aussi indocile que celui qui lui a donné corps.
C’est ce titre qui a été donné aux Rencontres photographiques d’Arles 2025. Un titre pertinent, rebelle de facto face à la montée des nationalismes, à l’effacement des mémoires et des identités, à la réécriture de l’histoire, aux crises environnementales.

Il a aussi été choisi comme un défi à Trump ! Et à bien d’autres qui, bien sûr, ne viendront pas voir les travaux de photographes offrant un contrepoint aux discours dominants, célébrant la diversité des cultures, des genres et des origines.
Dans une telle manifestation préparée si longtemps à l’avance, tous les artistes ne pouvaient pas décliner une telle thématique face aux défis récents, mais ce mot est une clef de lecture efficace des mille facettes de l’esprit de résistance de photographes venant du monde entier.
INDOCILITE ET IMAGINATION RADICALE
Futurs ancestraux (Église des Trinitaires).
Avec cet oxymore s’exprime la vitalité de la scène brésilienne, célébrée à l’occasion de l’année culturelle du Brésil en France.
Avec une ironie certaine et une imagination radicale, les photographes retenus ont cherché à déconstruire les récits officiels, à lutter contre les stéréotypes, à donner de la voix aux minorités ethniques ou de genre, voire à contester la pratique photographique occidentale.

Paulo Nazareth, né en 1970, a vécu l’expérience de l’enfermement en établissement psychiatrique pour avoir dénoncé des injustices. Sa lutte contre le racisme et le classisme dans le monde de l’art sont au cœur de sa pratique comprenant des performances, relatées dans sa série « Des nouvelles de l’Amérique ». Il se contente de poser avec des écriteaux seul ou en groupe, pour y dénoncer les préjugés du spectateur.
Ainsi, il se tient à côté d’une porte sur laquelle est inscrite une phrase liée à des affaires locales. « Pas à vendre. Méfiez-vous des escrocs ». Mais le panneau qu’il porte est différent : « Je vends mon image d’homme exotique ».

Ou encore cette photo de groupe et cette phrase simple et forte « Je n’aime pas les mauvais mots sur les indigènes. Signé le Peuple indigène »

Melissa de Oliviera, née en 2000, aborde la question politique ou sociale portée par la question des cheveux ou des coiffures. C’est ainsi qu’au Brésil, les cheveux frisés sont un motif de discrimination, car ils donneraient un aspect négligé. Au XIXe, les photographes blancs cataloguaient des populations entières par les cheveux, contribuant ainsi au racisme.

L’artiste célèbre l’identité de sa génération, avec des coiffures qui expriment l’admiration pour une chanteuse ou un footballeur. Chaque tête devient un message crypté qui combine les cultures contemporaines et traditionnelles, qui exprime des identités individuelles et fait de la résistance.
Mayara Ferrão, née en 1993, fait partie des nombreux artistes LGBT+ qui questionnent l’histoire de la photographie construite par des Blancs de culture patriarcale. Ces Blancs n’auraient jamais émis l’hypothèse d’amours entre femmes dans les milieux d’esclaves. Avec « Album de désoubli » (2024), elle réactualise la tradition de la carte postale, mais en utilisant l’IA. Alors que l’on dénonce l’usage de l’IA, la plasticienne a retourné la critique en lui posant la question de concevoir deux femmes s’aimant dans les années 1920-30, habillées avec soin, y compris robes de mariage, et a développé ses photos comme à l’époque. Bien sûr la critique n’a pas manqué. Les photos étaient trop romantiques !
Voir photos V&D
Ventura Profana, née en 1993 à Catu, est une figure forte de l’indocilité. Elle aussi refuse le regard blanc colonial, mais elle déplace sa critique sur la spiritualité. Elle a conçu ses œuvres par collages durant la période du Covid en associant la pandémie à l’histoire des invasions et des oppressions. De confession baptiste missionnaire, performeuse, chanteuse et pasteure transgenre, elle prône un Jésus libertaire et figure d’amour. Dans la série Sonda [sonde], elle revisite l’iconographie religieuse pour « scruter les chorégraphies de l’ennemi ». Sa posture de vigoureuse critique idéologique explose. Elle affronte le néopentecôtisme dans la politique brésilienne, représenté par un Christ rédempteur prisonnier et entouré d’hommes blancs en costume mimant tantôt la bénédiction, tantôt le port d’armes, tantôt des saluts reconnaissables. Les navires portugais qui envahirent le Brésil au XVIe siècle se muent en chars militaires des Etats-Unis. Les anges de l’apocalypse, au lieu de l’encens, apportent le virus du Covid depuis l’Occident, dans leurs calices. Notre Dame en feu est survolée par un avion de guerre.


INDOCILITE ET ATTACHEMENT ANCESTRAL
On Country (Église Sainte-Anne)
Photographie d’Australie
L’esprit est différent, car il traite de la complexité d’un continent.

L’exposition repose sur la multiplicité des peuples premiers (250 groupes linguistiques ou countries) qui utilisent le terme pour décrire les terres, les cours d’eau, les mers et le cosmos auxquels ils sont reliés et dont ils prennent soin. Cette histoire très dense explore les relations anciennes et nouvelles entre Pays et colonialisme, communauté et identité. On est à l’opposé du suprémacisme étatsunien.
Cette photographie n’est pas une documentation ethnographique, mais une manière d’exposer la vérité, de s’autodéterminer, de coopérer, en rendant visible les potentialités du passé. Les artistes peignent la fragilité de leurs territoires.
Tony Albert, David Charles Collins et Kieran Lawson travaillent ensemble avec la communauté isolée de Wara Kurna. Le premier est un artiste autochtone de la tribu Kuku Yalanji. Ils ont produit une série « Super-Héros de Warakurna » où les enfants choisis ont confectionné eux-mêmes leur costume aux couleurs du drapeau autochtone. Un message optimiste de la nouvelle génération, qui s’approprie un univers et se projette dans un avenir qu’ils souhaitent créer à partir de décharges de voitures, traces du colonialisme.


Lisa Sorgini, dans sa série « The Bushfire, the Floods » traite des effets du changement climatique (feux et montée des eaux), et évoque la difficulté d’élever des enfants dans de telles conditions. Ses photos sont magnifiques, mais de facto indociles puisqu’elles évoquent le mouvement d’effacement des communautés.


Maree Clarke, née en 1961 à Melbourne, est une précurseuse du renouveau de l’art contemporain autochtone. En l’absence de noms autochtones dans les collections historiques et pour inviter à réfléchir à la tradition d’effacement de ces communautés, elle a réalisé une série sur 84 peuples « Rituel et cérémonie ». Les portraits incarnent chaque Pays avec de l’ocre blanche sur les visages et les cheveux, les motifs des Tee-shirts faisant référence aux marques de scarification et aux peintures cérémonielles. Elle lie ainsi culture autochtone et pratique contemporaine.


INDOCILITE ET TÉNACITÉ CRITIQUE
Perdre le nord, (Chapelle de la Charité)
Carine Krecké, née en 1965 au Luxembourg, introduit une tout autre conception de l’indocilité en photo, ou plutôt en vidéo. La force de son œuvre et l’opiniâtreté de l’auteur lui ont valu la reconnaissance du « Luxembourg Photography Award ».
« En juin 2018, l’artiste luxembourgeoise Carine Krecké tombe par hasard sur une série de photos sur Google Maps montrant la destruction d’Arbin, une ville de la banlieue nord-est de Damas. Ces images déclenchent chez l’artiste une obsession qui, pendant six ans, la pousse dans une quête effrénée à l’information. Plongeant au cœur des réseaux officiels, des forums et des plateformes d’échange de tous horizons, elle explore les récits de destins tragiques, collectifs et individuels. Face à la masse d’informations à vérifier, Carine Krecké mène son enquête sans relâche, recoupant les témoignages depuis son écran d’ordinateur. Elle n’hésite pas à s’exposer au danger en s’immergeant et en s’immisçant dans des discussions, en infiltrant des réseaux et en s’appropriant des outils d’investigation et d’analyse. Hyperinformée sans jamais perdre son sens critique, l’artiste oscille entre lucidité et vertige, hypnotisée par les images et les récits, prisonnière d’un brouillard de guerre où réalité et hallucination se confondent. » (Cartel)


L’œuvre de Carine Krecké tient de l’enquête policière sur les pratiques des GAFAM en temps et espaces de guerre qui payent des personnes à faire des photos à 360° pour alimenter leurs systèmes de cartographie en ligne même en situation de ruine. Mais comme dans nos streetviews où nos villes bien construites semblent vides, ces GAFAM veillent à supprimer aussi toute trace d’individu, même s’il s’agit de l’intégration d’une phrase anonyme, ayant fonction d’appel. L’artiste est à l’image des photos ou vidéos qu’elle fait resurgir de bases de données immenses et les fait parler : elle est indocile.


La force de son œuvre d’où sont issues cinq vidéos, tient à la posture artistique, à l’exploration d’une matière numérique faisant image, à sa capacité à construire un récit démonstratif sur ses sources et les hommes dans la guerre.
C’est bien sûr une critique des GAFAM qui font disparaitre ces sources d’images par les algorithmes ou par des individus lointains payés à être censeurs ! De surcroît, ces images par satellite qu’elle choisit et assemble ne sont pas dénuées de qualités photographiques formelles, même si l’abstraction rime avec dévastation et destruction[1].

INDOCILITÉ ET MÉMOIRE CARCÉRALE
Elles obliquent / Elles obstinent /Elles tempêtent (2024) (Commanderie Sainte-Luce)
Cette exposition d’ Agnès Geoffray tient d’un esprit analogue à la démarche de Carine Krecké : constituer un corpus photographique à partir d’images du passé et les faire revivre sur un mode contemporain. Tout y est indocile, tant les images que les figurations de femmes elles-mêmes indociles.


Elle trouve sa source dans les fonds d’archives institutionnelles sur les « écoles de préservation » de Cadillac, Doullens et Clermont de l’Oise, institutions publiques de placement pour filles mineures en France de la fin du XIXe siècle au milieu du XXe siècle. Agnès Geoffray et Vanessa Desclaux (recherches sur les textes) ont exploré les parcours de jeunes filles qualifiées de « déviantes » ou d’« inéducables », enfermées pour plusieurs années en raison de comportements qui dérogeaient aux normes sociales et morales régissant leur genre.

Agnès Geoffray a demandé à des amies d’interpréter les réactions décrites et a mis en scène des gestes d’opposition, de défense, de soulèvement, de fugue ou d’évasion. Elles dressent des portraits fictionnels de figures féminines qui font face ou, au contraire, résistent en prenant la fuite, pour échapper à la violence de l’enfermement. Cela passe aussi par de l’écriture incrustée dans des images, sur des morceaux de corps ; une façon de se réapproprier les mots et faire entendre des voix.
Voir vidéo

Cette œuvre est très actuelle.
INDOCILITE ET GROTESQUE
Kourtney Roy. La Touriste (2019-2020). Ancien collège Mistral
Entre fou rire et franc mal à l’aise, on ne sort pas indemne d’une telle exposition en trois salles,
Kourtney Royn, née en 1981, vivant et travaillant à Montreuil, a un travail immédiatement reconnaissable : approche cinématographique, autoportrait dans des situations du quotidien, pastiche, couleurs éclatantes, référencées dans l’histoire des images, bref le glamour, mais vous déstabilisant et vous faisant rire jaune. Tout est méticuleusement composé, mais ce n’est pas ce monde que nous pensons. Où se trouve le réel ? Tout est familier et étrange. Avec Martin Parr qui photographiait des touristes sur les plages anglaises ou à Venise nous sourions, car nous étions en terrain connu.

Kourtney Roy. La Touriste (2019-2020) ©J2M
Avec Kourtney Rode, le décapage questionne nos pratiques. Sommes-nous grotesques en vacances ou les images que l’on créées soi-même sont-elles indociles ?

« Je préfère employer cette sorte de nihilisme dans mon travail parce que le monde est un mystère sanglant, incompréhensible et obscur. »
Film V&D
INDOCILITÉ ET POLITIQUE
Letizia Battaglia, J’ai toujours cherché la vie. (Chapelle Saint-Martin du Méjan)
S’il est un espace où les images sont indociles, c’est bien dans le domaine politique. Il suffit de le constater dans la presse quotidienne, à profusion.

La rétrospective sur l’œuvre de Letizia Battaglia (1935-2022) montre que l’artiste qui est née et décédée à Palerme, ne s’est pas arrêtée aux tragiques évènements liés à la mafia des années 70-80, qu’elle a couverts jusqu’à risquer sa vie et, pour ces raisons, à abandonner ces sujets. Elle a représenté, à la même époque, sa ville et sa région dans leur globalité, et le talent qu’elle déploie pour en montrer les misères et la noblesse, avec l’amour et la joie, la beauté des visages des filles et des garçons, les traditions et fêtes religieuses, allant jusqu’à livrer un témoignage important sur la vie au sein d’un hôpital psychiatrique. Ses œuvres fondamentalement indociles se découvrent aussi tendres. L’exposition a bénéficié de l’appui de l’Archivio Letizia Battaglia.


Palerme, 1992. ©J2M

Qualifier certaines images d’indociles s’avère donc juste.
Questions sous forme de jeu d’été :
Auriez-vous repéré des images indociles sur le site de Saint-Merry Hors-les-Murs ?
Vos photos familiales sont-elles parfois indociles ?
Lire les autres articles de la chronique « Interroger l’art contemporain »
[1] Otto Dix, Georges Grosz, Georges Braque avaient peint des tableaux de tranchées de 14-18, qui avaient une force de dénonciation des horreurs de la guerre. Images indociles d’un autre temps, avec d’autres médias.




