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Les illusions retrouvées. Art, langage, IA

Préparation de la visite collective de la Biennale artistique Nemo 2025 : quelles sont les nouvelles utopies à l’ère numérique ? Vastes questions, réponses étonnantes et teintées de merveilleux en huit œuvres. La chronique de Jean Deuzèmes

Dans le cadre de son atelier « Art, langage, IA et média », Saint Merry Hors-les-Murs organise une visite de l’exposition Les illusions retrouvées, au CENTQUATRE, le dimanche 7 décembre 2025. Le présent article est une introduction à cette découverte collective. Voir in fine les renseignements nécessaires.

Une exposition artistique spécifique, un cadre

La Biennale Nemo est un grand évènement de l’art contemporain et a choisi l’utopie comme thème en 2025. Ce beau titre cache une approche tecno-critique et une étude fine du numérique construite sous le prisme de l’art et des sciences.  Si certaines formes de création appartiennent davantage aux registres des industries culturelles et créatives, du divertissement, la Biennale, elle, met au centre les artistes. Ils ont en commun  d’être des informaticiens qui maîtrisent parfaitement leur outil. Cet évènement artistique témoigne du rapprochement entre le monde de la science et celui des artistes ; il traduit l’état de la recherche. On assiste aussi à une porosité avec le spectacle vivant, bien des artistes étant associés à des scènes nationales ou de théâtre.


Si notre société est plus à l’aise dans la formulation critique que dans les possibilités d’inventer des mondes, Cette Biennale apporte une dimension positive, dont le titre témoigne : entrevoir des mondes désirables. Si l’IA est perçue comme problématique, toute l’exposition montre que les IA sont des formidables outils, dont les artistes se sont emparés, avec joie, gravité ou humour.

Mais des questions sur l’IA demeurent et dépassent les artistes : que vont décider les politiques qui sont responsables de la régulation et les acteurs de la commercialisation, orientés par le profit ?

En 2025, le résultat proposé à la Biennale est stupéfiant et le titre résume l’évènement.  Dans un monde révolutionné par les technologies numériques, l’illusion se révèle un outil critique, spéculatif et poétique.

En croisant intelligences artificielles, nature régénérée et sciences-fictions positives, l’exposition explore, à travers une trentaine d’œuvres, d’anciennes et de nouvelles utopies. Ici, les utopies ne sont plus des promesses futuristes, mais des espaces hybrides, oscillant entre nostalgie et spéculation. Ce sont des illusions que l’on croyait perdues, et que le numérique révèle dans un autre monde, le nôtre !

Peintures immersives dont les personnages se mettent à chanter ; voix qui se métamorphosent en paysages ; plantes qui alimentent des images ; fictions qui ressuscitent le passé et visualisent l’avenir, etc.Chaque œuvre présentée repousse les limites de la perception et de la réalité, révélant des mondes alternatifs où l’humain cohabite avec la nature et les machines.

Des mondes et des œuvres

L’exposition se structure en cinq parties. Elle s’ouvre sur « L’Île d’Utopie », un espace central qui rassemble les grandes thématiques du parcours, à la manière d’un village introductif. « Renaissances » propose ensuite une exploration des imaginaires rétrofuturistes du 16e siècle jusqu’au début d’Internet. La troisième section, « Un monde nouveau » donne à voir un monde spéculatif où la nature, les humains et les machines coexistent en harmonie. Vient ensuite « Le Cantique des quantiques », un espace consacré aux perspectives ouvertes par la physique quantique et ses prolongements artistiques. Finalement, l’œuvre de « D A T A S K Y » se tourne vers un avenir technologique souhaitable, qui inspire un nouveau récit commun.
Dans la mesure où toutes les œuvres, très différentes les unes des autres, méritent d’être vues, il en a été retenu huit particulièrement significatives.

Inook. Le Mégamix du Louvre-Lens (2024-2025)

Cette œuvre est jubilatoire. Sur trois murs écrans défilent des saynètes volontairement humoristiques élaborées à l’aide d’algorithmes transformant des œuvres de la nouvelle Galerie du temps du Louvre-Lens en une immense farandole invitant le spectateur à chanter et à danser. En effet, les deux artistes très créatifs du design numérique donnent de la vie aux visages peints et donc fixes, et réalisent un vidéomapping drôle et poétique sur des tubes indémodables, d’Eminem à ACDC en passant par les Corons

Donatien Aubert. L’héritage de Bentham (2024)

Création réalisée en coproduction avec Le Grenier à Sel et Némo – biennale produite par LE CENTQUATRE-PARIS @Courtesy LE CENTQUATRE-PARIS

Ce moyen-métrage (26 minutes) est certainement le plus pertinent pour réfléchir aux impacts de l’IA dans sa composante de divertissement. Cette œuvre hybride adopte un parti narratif et mélange des prises de vues réelles, des images de synthèse 3D et des générations par intelligence artificielle. Il explore, sous plusieurs angles, les effets inattendus qu’a eu la théorie de l’utilitarisme – principe qui prescrit d’agir de manière à maximiser le bien-être collectif – imaginée par le philosophe anglais Jeremy Bentham au 18ᵉ siècle. Cet intellectuel est aussi à l’origine des  prisons modernes, panoptiques. C’est pourquoi il est intéressant de  mettre en regard sa pensée avec ce qui préside aux mondes des IA. Ce film problématise sous un nouveau jour les nouvelles formes d’hédonisme liées à la domesticité et à la simulation : cocooning, usage des réseaux sociaux, jeux vidéo…En sortant de cette œuvre, on comprend mieux les effets d’emprise des nouvelles techniques numériques.

On Air. Peter van Haaften, Michael Montanaro, Garnet Willis (2024)

Cette œuvre de trois artistes canadiens transforme la voix en lumière. Le public est invité à parler ou chanter dans les pavillons d’instruments en cuivre. Un paysage sonore de voix qui s’entrechoquent, se fragmentent et se recombinent dans un  ballon en latex. Avec le temps, la pression devient trop forte et le son est libéré vers une membrane élastique pulsante. Elle s’ouvre et projette les voix vers une série de lentilles de verre et de miroirs. Il s’ensuit une harmonie chorale et visuelle en cinq parties qui se transforme en un spectacle final cacophonique de sons, de rythmes et de lumières.

Andy Thomas. Visual Bird Sounds (2020)

Depuis 20 ans, l’artiste australien Andy Thomas développe son propre langage visuel. Des formes abstraites réagissent aux sons, créés à partir de chants d’oiseaux et d’enregistrements de bruits d’autres animaux, souvent recueillis lors d’excursions dans des habitats naturels reculés du monde. Son travail tend à montrer que les œuvres d’art générées par ordinateur peuvent avoir un lien avec le monde naturel.
Andy Thomas crée des « formes de vie sonores » : il enregistre des sons et des images d’animaux, puis les transforme en animations numériques et en œuvres visuelles à l’aide de logiciels de motion design.
Ses compositions fusionnent flore et faune en formes abstraites évolutives, exprimant l’impact de la technologie sur les écosystèmes. Il a notamment collaboré avec Björk et Empire of the Sun pour des visuels de scène et des projections monumentales.

Marc Lee. Speculative Evolution (2024)

Marc Lee. Speculative Evolution © J2M

Une œuvre interactive et ludique. Face aux prédictions d’extinction des espèces, les scientifiques, ainsi que les agriculteurs et agricultrices, s’appuient de plus en plus sur des technologies telles que le génie génétique (modification de la composition de l’ADN dans l’organisme), la biologie synthétique (qui combine biologie et principe d’ingénierie pour concevoir de nouveaux systèmes) et l’apprentissage automatique (champ d’études de l’intelligence artificielle visant à donner aux ordinateurs la capacité d’apprendre à partir de données). L’installation Speculative Evolution fait entrer le public dans un monde alternatif en l’invitant à créer de nouvelles espèces modifiées et mutantes d’animaux, de champignons, de plantes et de robots et à observer l’évolution de ce nouvel écosystème.

Pour cela, l’artiste met à disposition du public un téléphone portable fonctionnant comme un ordinateur de simulation. Le spectateur choisit les espèces qu’il veut croiser, y compris des robots, et observe ce qu’il crée.

Phygital Studio. Plant Being (2025)

Phygital Studio. Plant Being ©J2M

Plant Being est une installation audiovisuelle entièrement générée par une plante. Son activité électrique naturelle est captée en temps réel et transformée de manière onirique en sons et en images. Dans cet univers, le public est invité, s’il le souhaite, à interagir avec la plante. Au-delà de l’expérience sensorielle, Plant Being révèle l’intelligence naturelle et sème les graines d’un futur désirable dans lequel la technologie est utilisée pour redonner sa place à la nature.L’installation explore le lien unique qui nous unit aux plantes. Elle permet de traduire les influx de la plante pour qu’elle réagisse de manière perceptible à l’humain : la technologie devient ici un outil au service de l’évolution de la conscience humaine sur son environnement.
Au-delà de l’expérience sensorielle, Plant Being révèle l’Intelligence Naturelle et sème les graines d’un futur désirable dans lequel la technologie est utilisée pour redonner sa place à la nature.

Éric Vernhes. Meeting Philip, 2024

Dans cette œuvre l’ordre du langage est central, le visuel le réhausse. Meeting Philip a des allures d’opéra réduit car c’est une œuvre musicale, vidéographique et plastique construite autour de l’enregistrement d’une conférence célèbre donnée par Philip K. Dick en 1977 au festival de science-fiction de Metz. Philip K. Dick est l’un plus grands auteurs de science-fiction, souvent adapté au cinéma, par exemple dans Blade Runner, Minority Report ou dans la série le Maître du haut château

Dans son discours, Philip K. Dick affirma l’existence d’une pluralité d’univers parallèles, qu’ils étaient bien une réalité et non une fiction ; il en avait fait l’expérience. Pour lui, il ne faisait aucun doute que notre monde était issu d’un programme informatique dont le concepteur était un Dieu, programmeur-reprogrammeur. Philip K. Dick, qui n’hésite pas à porter une croix en collier, développe une interprétation du Royaume étonnante et relevant d’un monde parallèle.
La conférence fut mal comprise. Peut-être était-il trop en avance sur son temps mais pour les auditeurs tout parut sinueux et confus. Accueilli comme un héros par le public, il est un peu passé pour un cinglé et a même dû quitter le festival plus tôt que prévu…
L’œuvre multimédia surtitrée en français ramène en 1977 et permet d’entendre à nouveau ce discours légendaire et peut-être de mieux le comprendre.

PS : Il est possible de découvrir les potentialités de l’IA au service des œuvres, comme avec le prestataire privé https://www.askmona.ai/fr

Rendez-vous de la visite
Dimanche 7 décembre, 14h30, à l’intérieur, devant la librairie. CENTQUATRE, 5 rue Curial 75019 Paris (Rien à voir avec le Forum 104 !). Métro Stalingrad ou Crimée. Tarif réduit de groupe ou avec carte navigo : 7 à 8 €

Cette institution culturelle a transformé une ancienne immense usine de fabrication de cercueils de la ville de Paris en un pôle du Hip Hop parisien et en un espace artistique très novateur.

Dates de l’exposition : u samedi 11 octobre 2025 au dimanche 11 janvier 2026

Lire les autres articles de la chronique « Interroger l’art contemporain »

  1. Jean Verrier says:

    Merci d’offrir cette étonnante visite guidée à ceux et celles qui ont des difficultés à se déplacer. On peut revisiter plusieurs fois l’exposition et même inviter des amis à en discuter chez soi! Merci pour les choix et les réalisations de Voir et Dire. Oui on entrevoit des « mondes désirables », mais on peut aussi rester sur la défensive, par exemple cette vidéo dans « les illusions retrouvées » où le suspens préparatoire à de prétendues révélations sur deux questions de Jung ont manifestement pour but principal de retenir le vidéo spectateur le plus longtemps possible, un système bien connu d' »orientation vers le profit », de qui?

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