La grande rétrospective (2023) de Germaine Richier au Centre Pompidou (Lire article V&D >>>) avec l’exposition du Christ d’Assy offre l’occasion de revenir sur les violentes querelles autour de l’Art Sacré dans les années 50. Et de s’interroger : qu’en-est-il aujourd’hui ? La chronique de Jean Deuzèmes
Cette sculpture est une d’une rare puissance : ce Christ expressionniste et difforme déroge aux formes traditionnelles. Destinée à une église, l’église Notre-Dame-de Toute-Grâce du plateau d’Assy, placée à côté de l’autel, comment a-t-elle été temporairement présentée dans une exposition ?
Il faut le reconnaître : la scénographie est très intelligente et pose la question de la violence de la querelle de l’Art Sacré des années 50. Les commissaires n’ont pas voulu imiter une chapelle, mais ont créé un petit espace à part, doté d’un simple banc ; le crucifix en retrait dans une alcôve est éclairé sans emphase par un projecteur[1]. Pour isoler ce lieu d’admiration d’une œuvre muséale, une cloison épaisse, sur laquelle ont été collées des copies de coupure de presse de l’époque, ainsi que des lettres manuscrites. La polémique artistique prend des allures sociétales et est ainsi traduite visuellement par l’abondance de documents très intéressants à découvrir pour les différents niveaux des arguments échangés et de violence identitaire, dirait-on aujourd’hui.
L’église d’Assy (Haute-Savoie) est imaginée avant-guerre par le chanoine Devémy et confiée à l’architecte Maurice Novarina. Il s’agit de faire face à l’afflux des personnes en sanatorium.
Les deux font alors la connaissance du père Marie-Alain Couturier o.p.(1897-1954) et partagent avec lui l’idée qu’il faut faire évoluer l’art dans l’Église.
Marie-Alain Couturier : un dominicain, un artiste, des convictions
Pierre Couturier (Marie-Alain en religion, à droite sur la photo), issu d’une famille aisée et cultivée, a passé sa jeunesse à Montbrison. Possédant une formation de peintre, il rejoint à Paris, en 1919, les Ateliers d’Art Sacré lancés par Maurice Denis et Georges Desvallières.
Ces Ateliers ont comme projet de retrouver les anciennes confréries d’artistes. Ils proposent des formations dans tous les registres de l’art d’Église, des cours de liturgie et de sciences religieuses ; une fois « Compagnons » les artistes exécutent collectivement des chantiers d’églises.
Ces Ateliers sont proches des milieux de l’Action française, rejetant la modernité. Aussi s’en désolidarise-t-il après la condamnation de Pie XI. En 1925, il entre chez les Dominicains et continue à travailler pour la décoration de communautés dominicaines, où il est peintre, verrier et fresquiste.
Du fait de sa santé fragile, il est nommé aumônier dans un préventorium de Haute-Savoie. Il reçoit en 1936 mission de s’occuper d’art religieux et de désigner des artistes pour la revue L’Art sacré. Il en écrit le programme en 1937 : protéger la renaissance de l’art chrétien en aidant à former le goût et le discernement (éditorial « Servir »), ce qui implique une parole libre dans le choix des sujets, une critique des œuvres religieuses selon leur qualité artistique, et une recherche systématique de la valeur religieuse de l’art moderne (chronique « La liberté »). Mais les bons artistes chrétiens sont rares. La seule solution pour ranimer l’art religieux moribond est d’aller puiser dans la vitalité de l’art profane. Mais parmi les artistes modernes, lesquels sont susceptibles de satisfaire aux exigences d’un art religieux chrétien ?
Durant la guerre, où il devient gaulliste, et notamment lors de ses séjours à New York et au Canada, il entre en relation avec des artistes comme Chagall, Lipchitz, Léger. Il reçoit de nombreuses commandes religieuses, qu’il ne peut toutes honorer, car il revient en France où il est confronté aux multiples difficultés de l’art.
En 1947, il rencontre l’abbé Devémy pour l’église d’Assy. Tous les deux travaillent dans la confiance mutuelle. L’abbé a engagé Bonnard, Bazaine, Lurçat et pris contact avec Matisse et Germaine Richier. Marie-Alain Couturier, lui, commande à Léger, Braque, Chagall, et se contente de modifier la commande à Germaine Richier : réaliser un crucifix destiné au maître-autel.
Le 4 août, l’évêque d’Annecy consacre l’église.
Sous la pression de Rome, l’évêque fait enlever du maître-autel d’Assy, au printemps 1951, le crucifix de Germaine Richier qu’il a béni l’année précédente, et le fait déposer dans la petite chapelle des morts.
Mais l’époque est traversée par des débats vifs et nombreux sur la modernité simultanément dans trois lieux religieux : Audincourt, Vence et Assy. La presse, nationale et locale, s’en mêle. Le Monde, le 18 juin 1951 attaque la permanence de l’esthétique sulpicienne de l’Église.
« Au cours de la cérémonie, l’évêque, peu attiré par cette œuvre d’avant-garde, évita de la regarder et observa un silence total à son sujet [ Huit mois plus tard, il écrit au curé et à Marie-Alain Couturier : ] L’œuvre de Germaine Richier, le crucifié qui, avec ses bras sans croix, n’est pas liturgique doit disparaître sous peine de mesures plus graves. » (extrait de la presse affichée à l’exposition)
La querelle s’amplifie, Germaine Richier obtient de nombreux soutiens.
L’œuvre de Germaine Richier
Elle imagine très rapidement le principe de sa sculpture. Un Christ hybridé avec le bois horizontal de la croix, une fusion humain-nature.
Elle a besoin de choisir un homme pour modèle dans la construction de sa sculpture. Elle imagine utiliser à nouveau Nardone, le modèle du Baiser de Rodin. Mais il est trop corpulent, elle préfère Lyrot pour sa maigreur ; il a déjà posé pour son Don Quichotte. Pour les poses, elle l’accroche à un pilier et travaille rapidement.
Le corps du crucifié est traversé par une grande faille verticale.
Le visage est esquissé, pas de trace des clous. La peau est traitée comme toutes ses autres sculptures, de manière expressionniste et granuleuse. L’ensemble exprime des forces qui se déchaînent. Une similitude avec la création du monde.
De la faille, le vide, surgit la foi.
Cette figure simple, très puissante, est anticonformiste. Elle est un signe, a la forme d’une brindille qui est un point fort de ses recherches.
Elle écrit : « La presse est bonne, et je crois que ma conversation avec le Christ de terre, de bois et de conviction a donné un assez beau résultat. » (Lettre à Otto Bänninger, son premier mari, vers 1950)
Les paroissiens et patients sont très satisfaits de l’œuvre. Mais les détracteurs fustigent cette interprétation non respectueuse de la figure du Christ. Le débat dépasse l’artiste qui demande à récupérer l’œuvre. En vain. En dépit de l’affront, l’artiste demeure attachée à cette église et y épouse en secondes noces le poète René de Sollier en 1954. C’est seulement en 1969, après la mort de l’artiste, que l’œuvre reviendra au maître-autel. Une auto-rédemption silencieuse de l’Église ?
Une époque de contestation
La sortie de la guerre et les nouveaux clivages politiques en France, l’accélération de la déchristianisation, la construction simultanée de nouvelles églises et le basculement de l’art (nouvelle école de Paris et abstraction), la faible place des artistes chrétiens reconnus sur le marché, mais aussi le rôle du Vatican expliquent cette époque de contestation intense.
Tout avait pourtant bien commencé, avec la lettre écrite par Marie-Alain Couturier en 1950 : « Or, cette vie de l’art indépendant n’était finalement très chrétienne ni dans ses thèmes habituels, ni dans ses inspirations… Qu’en attendre qui pût être vraiment sacré ? On décida cependant de parier pour le génie. » (La vraie leçon d’Assy Lire l’ensemble dans Voir et Dire)
Cela n’évita pas les fleuves de critiques, dont la presse se délectait, et qui pouvaient attaquer le sens esthétique d’Église. La note bibliographique de Marie-Alain Couturier dans le “Dictionnaire biographique des frères prêcheurs[en ligne]” présente une analyse intérieure passionnante liant différents lieux et soulignant le rôle de Rome.
« On reproche à Assy d’être une « église-musée », d’avoir fait appel à des non-chrétiens et des communistes ; l’architecture lumineuse de Vence bat en brèche l’idée convenue de la pénombre nécessaire à une église ; Audincourt, avec son œuvre non-figurative, redouble le débat sur la « convenance » de l’art religieux et les « déformations » du Christ de Germaine Richier (et de Rouault) suscitent le scandale. Les attaques ne viennent pas des vrais destinataires des édifices, qui les adoptent rapidement, mais de divers groupes : chrétiens tenants d’une voie « moyenne » entre l’indéfendable art Saint-Sulpice et l’avant-garde moderne ; gens dénués de pratique religieuse mais dont la symbolique chrétienne constitue une référence culturelle ; intégristes surtout, les plus virulents. Un tract très polémique est distribué en janvier 1951 à Angers, lors d’une conférence de l’abbé Devémy. En avril 1952 Arts publie de venimeux articles de Gino Severini (« L’Église a-t-elle trahi le Christ ? », « Malfaisance de Matisse, Léger et Richier », « Du côté des snobs ! »). À Ronchamp, la campagne de presse est extrêmement hostile à dater de 1952. Deux ans plus tard, c’est un véritable risque que prend l’évêque auxiliaire Georges Béjot (1896-1987), après la mort de Mgr Dubourg en 1954, lorsqu’il bénit la première pierre sans attendre l’arrivée du nouvel archevêque Mgr Dubois. Une masse considérable d’écrits va paraître durant toute la décennie.
« Je ne veux pas penser aux menaces extérieures : même si cela doit être démoli, il faut encore bâtir quelques églises, dire quelques vérités, élever quelques barricades (spirituelles aussi) », écrit M.-A. Couturier à Louise Gadbois au début de 1951. La querelle apparaît assez peu dans L’Art sacré. Dans le fascicule « Bilan d’une querelle » (AS, 9-10, mai-juin 1952) est détaillée une « Déclaration des évêques de France » qui approuve les thèses principales de la revue. Mais presque au même moment sort à Rome une « Instruction sur l’art sacré », signée des cardinaux Pizzardo et Ottaviani, qui est bien évidemment interprétée comme une condamnation par les adversaires de L’Art sacré, en dépit du fait que ce texte ne ferme pas la porte aux formes nouvelles. Mais ainsi que le note Wladimir d’Ormesson, ambassadeur près le Saint-Siège, l’art religieux est le domaine réservé de Mgr Celso Costantini, « l’un des prélats de la Curie les plus chargés de fonctions et les plus comblés d’honneur, secrétaire très distingué de la Sacrée Congrégation de la Propagande », et ses idées recoupent celles de l’intégriste L’Observateur de Genève de Charles du Mont. Durant l’été qui suit, Mgr Costantini publie dans l’Osservatore romano une série d’articles accusant les figures du Christ et de la Vierge d’être de « vrais blasphèmes en peinture qu’un Index devrait condamner », ou les crucifix de Rouault d’être « truculents »… Les fonctions que Mgr Costantini occupe dans la hiérarchie, explique W. d’Ormesson, « ne lui ont laissé que peu de loisirs pour se familiariser avec les différentes tendances de l’art moderne ».
Et cette querelle de convictions, d’idéologie, largement dominée par des hommes d’Église se poursuivit avec la construction de la Tourette où Marie-Alain Couturier se battit pour imposer Le Corbusier.
La lettre du Père Caille au Chanoine, du 28 janvier 1970, qui explique dans quelles conditions le Crucifix a repris sa place est un document affligeant sur les dernières pratiques d’opposition.
Repetita est, ailleurs…
En 1953, Germaine Richier reçoit la commande d’une croix pour l’église de Breteuil (Oise). Elle choisit le plomb qu’elle expérimente dans d’autres pièces et insère des blocs de verre, détournant ainsi la technique du vitrail.
Cette œuvre est surprenante et témoigne des recherches de l’artiste à ce moment. Contrairement au Christ d’Assy, la « Croix avec verres de couleurs » est baroque et intègre d’autres modes d’hybridation, avec ses morceaux de bois et objets de récupération qui mettent l’accent sur la violence de la crucifixion, sur le moment et non sur le personnage.
L’œuvre est aussi construite sur des références traditionnelles de ce type de scène : le soleil en verre jaune, la lune en verre bleu font entrer un halo de lumière dans la matière.
L’œuvre ne fut jamais installée dans une église et revint à la famille de Germaine Richier.
Et aujourd’hui, où en est le débat ?
Les églises sont des lieux sensibles d’expositions et d’installation d’œuvres contemporaines, parfois à l’origine de polémiques. Néanmoins la querelle s’est apaisée, des réalisations architecturales et artistiques ont été des réussites, le dialogue établi à l’occasion des commandes publiques a joué un rôle considérable. Mais ces dernières années, un certain raidissement s’est fait jour dans une société où les exigences morales se font autres.
Le terme Art Sacré est moins utilisé car il est plombé par la vigueur des débats de la deuxième partie du XXe où Rome avait voulu garder la main sur l’expression de l’art dans les églises. Isabelle Saint-Martin a fait une analyse toujours pertinente de la complexité des enjeux dans son ouvrage « Art Chrétien/Art Sacré. Regards du catholicisme sur l’art (France XIXe-XXe siècle »(PUR 2014).
En dehors des constructions neuves, trois situations à fort enjeu d’accueil de l’art contemporain (on ne dit plus moderne) sont perceptibles :
• Les églises où le choix, le dépôt ou l’installation à titre définitif d’œuvres contemporaines sont faits à l’initiative de responsables de communautés locales, sans commande publique. Le succès dépend d’un savant mélange de conditions artistiques et pastorales, comme à Saint-Eustache qui demeure pionnière.
• Les églises où l’installation à titre temporaire d’œuvres peuvent heurter certaines représentations traditionnelles, comme pour les crèches, faire débat, ou encore susciter l’enthousiasme comme à Saint-Merry autrefois. Mais ces œuvres ne prétendent pas être de l’art sacré, seulement un art spirituel de l’ouverture et de l’hospitalité.
• Enfin les églises où l’on organise l’oubli ou la mise à l’écart (par exemple dans les flyers de présentation des églises) de tout un patrimoine du XXe ou du XXIe de très grande qualité pourtant présent, car il ne correspond pas à la culture et à l’idéologie des communautés ou surtout des clercs formés dans les vingt dernières années. Seules comptent alors les œuvres antérieures. On connaît bien des exemples de ce traditionalisme ostentatoire, discret ou rampant.
À y regarder de près, donc, une partie des facteurs de la controverse d’Assy subsiste[2] : mouvements traditionalistes très vifs ; niveau culturel inégal des curés qui doivent en outre tenir compte de leur communauté vieillissante à la culture très datée ; extrême prudence des évêques, etc.
Certes les commissions diocésaines d’Art Sacré sont désormais plus ouvertes et d’un bien meilleur niveau d’expertise. Mais, les commandes se font plus rares du fait des restrictions d’argent public.
Aujourd’hui, les donateurs privés occupent plus de place et peuvent vouloir imprimer leur marque, dans des conditions diverses. En 2015, le projet de remplacer des vitraux traditionnels de l’église d’Anzy-le-Duc, Notre-Dame-de-l’Assomption, par ceux de Gérard Fromager, peintre non chrétien, fut refusé par l’évêque sous pression de la communauté locale. En revanche, le projet de réhabilitation de l’église de Tréverien par François Pinault avec le chemin de Croix et les vitraux de Vincent Gicquel ne provoque aucun remous. Saint-Eustache sollicite les grandes galeries ou grands donateurs.
En 2023, le débat glisse du Sacré à la morale avec des acteurs différents. Un nouveau marquage moral affecte des œuvres d’église déjà existantes ; et ce est en lien avec la montée des puritanismes dans l’art, d’extrême droite et d’extrême gauche, avec les éclats féministes dont l’affaire Polanski est représentative, mais bien plus encore en lien avec les suites des travaux de la CIASE. Ainsi, les œuvres de Louis Ribes, surnommé « Le Picasso des églises », décédé en 1994, et accusé d’actes pédocriminels, sont au cœur d’un débat où le maire DVG de Givors écrit au Pape et à la ministre de la Culture pour statuer sur les vitraux de la chapelle déconsacrée Saint-Martin de Cornas, à la demande pressante des victimes. Il plaide pour un « débat sur le destin des œuvres d’artistes ayant un passé criminel ». Au contraire, des curés dont les églises contiennent des œuvres de Ribes disent qu’elles n’empêchent pas de prier.La même question est soulevée à propos des mosaïques ornant le sanctuaire de Lourdes de Marko Rupnik (2008), jésuite slovène qui a été fortement sanctionné.
L’Église va-t-elle reprendre à sa manière les termes du débat de la spécialiste d’esthétique Carole Talon Hugon (Le Monde, 27 janvier 2023[3]) « La valeur morale d’une œuvre fait partie de sa valeur artistique » en y incluant des données, considérées comme très graves, sur la vie des artistes religieux ou sur leur personnalité. Mais comment les autres critères de jugement seront-ils intégrés ? Pourrait-on assister à la mise à l’écart des œuvres religieuses de Léonard de Vinci, de Michel-Ange, du Caravage ou Delacroix ? Ou encore à la dépose des vitraux de Georg Ettl a Saint-Barnard de Romans-sur-Isère (1997) qui représente Dieu le Père nu en haut talon ? L’Église a-t-elle les moyens et les arguments d’ouvrir un nouveau front sur les œuvres qui peuplent ses bâtiments ?
Lire les autres articles de la chronique « Interroger l’art contemporain »
[1] Le cadre joue un rôle fondamental dans la réception des objets religieux utilisés pour les besoins liturgiques. Ainsi, un numéro de la Croix en 1952 avait affirmé que le Christ de Germaine Richier aurait été très acceptable s’il avait été mis à côté d’un confessionnal et non du maître autel.
[2] Comme on peut le lire dans le texte d’une conférence d’un dominicain de Toulouse en 2011, pour l’Association Ars et Fides.
[3] Lire aussi un autre dialogue dans le Monde
J’ai appris beaucoup de choses .. ! et cela percute en effet le débat renouvelé d’aujourd’hui à une autre point de vue ..
Merci . Cette mise en perspective aide à mieux s’ouvrir aux interrogations d’aujourd’hui sur l’art et l’expression collective de la foi.