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Survies urbaines

La mort tragique d’un cycliste le 15 octobre dernier, boulevard Malesherbes à Paris, écrasé par un automobiliste probablement irascible, suite à un différend, a provoqué de très nombreuses réactions justement indignées allant de multiples rassemblements en dénonciations de « masculinité toxique » (Terrafemina) contre les conducteurs de SUV (Sport Utility Vehicule ou Véhicule Sportif Utilitaire).

Affiche de la Work Projects Administration de 1937
visant à sensibiliser les piétons au code de la route

En réalité, cet événement très médiatisé soulève plus largement la question de la cohabitation des usagers de la chaussée urbaine qu’elle soit parisienne ou provinciale, française ou étrangère donc celle du partage du territoire de la ville entre des gens qui n’utilisent pas les mêmes moyens pour s’y déplacer. Conducteurs de voitures ou de camions en tout genre, cyclistes, trottinettistes et piétons, qui transgressent allègrement les règles du code de la route . Combien d’automobilistes croient que les voies sont à eux, combien de cyclistes ne s’arrêtent jamais aux feux rouges, combien de piétons traversent hors des passages protégés ? Certes, en France, le nombre de morts est en baisse depuis 2022 néanmoins on compte officiellement parmi les piétons 440  morts et 2 000 blessés grièvement d’accidents de la circulation ; 226 tués et 2 500 personnes grièvement blessées chez les cyclistes et même respectivement 42 tués et 640 blessés parmi les seuls usagers de la redoutable trottinette.

En était-il différemment autrefois, lorsque automobiles et vélocipèdes étaient inconnus ? Les piétons pouvaient-ils déambuler tranquillement dans les artères citadines ? Rien n’est moins sûr. On rappellera que la rue, alors, n’était pas seulement une artère de circulation, aussi dense fut-elle, mais tout autant un véritable lieu de vie où les échoppes débordaient largement sur la chaussée longtemps sans trottoirs, où carrosses, chaises à porteur, piétons, cavaliers ou coches de toute sorte tentaient de se frayer un passage à coups de fouet si nécessaire ; où les manouvriers en besogne côtoyaient les artisans affairés, les mendiants en quête, les tire-laine et autres vide-gousset, sans compter nombre d’animaux gyrovagues et parfois dangereux Nicolas Boileau dans Les Embarras de Paris (1660), l’a parfaitement rendu.

Le Pont-neuf à Paris, estampe de Guérard en 1715 – source : Gallica-BnF


[..] Et des couvreurs grimpés au toit d’une maison
En font pleuvoir l’ardoise et la tuile à foison.
Là, sur une charrette une poutre branlante
Vient menaçant de loin la foule qu’elle augmente ;
Six chevaux attelés à ce fardeau pesant
Ont peine à l’émouvoir sur le pavé glissant.
D’un carrosse en tournant il accroche une roue,
Et du choc le renverse en un grand tas de boue :
Quand un autre à l’instant s’efforçant de passer,
Dans le même embarras se vient embarrasser […]
Et, pour surcroît de maux, un sort malencontreux
Conduit en cet endroit un grand troupeau de bœufs ;
Chacun prétend passer ; l’un mugit, l’autre jure.
Des mulets en sonnant augmentent le murmure.

Plus d’un siècle après, Louis-Sébastien Mercier dans son Tableau de Paris de 1780 souligne plus encore la dangerosité réaliste et permanente des rues de la capitale et l’inaction des autorités qui semblent y trouver leur compte et asseoir ainsi leur supériorité sociale :
« Gare les voitures ! L’humble vinaigrette (petite voiture à deux roues) se glisse entre deux carrosses et échappe comme par miracle. Des jeunes gens à cheval gagnent impatiemment les remparts et sont de mauvaise humeur quand la foule pressée, qu’ils éclaboussent, retarde un peu leur marche précipitée. Les voitures et les cavalcades causent nombre d’accidents pour lesquels la police témoigne la plus parfaite indifférence […] Les roues menaçantes qui portent orgueilleusement le riche n’en voient pas moins sur un pavé teint de sang des malheureuses victimes qui expirent dans d’effroyables tortures, en attendant la réforme qui n’arrivera pas parce que tous ceux qui participent à l’administration roulent carrosse et dédaignent conséquemment les plaintes de l’infanterie. Le défaut de trottoir rend presque toutes les rues périlleuses[…] Que faire ? Bien écouter quand on crie « gare, gare ! »  Si Mercier insiste fortement sur la dimension sociale des dangers de la circulation, sur la morgue parfois mortifère de ceux qui justement « roulent carrosse », le drame de ce mois d’octobre renvoie à une situation à la fois semblable et différente. Semblable, dans la mesure où les possesseurs de grosses berlines sont stigmatisés ; totalement différente, puisque celles ou ceux qui choisissent de se déplacer à vélo ou à pied ne sont pas nécessairement des pauvres, tant s’en faut. L’écart aujourd’hui est à la fois d’ordre pratique et culturel. Au sein des territoires urbains et face à un trafic encore dense, les SUV n’ont pas probablement leur place : trop gros, trop polluants, inadaptés puisque… tout terrain. Mais une fois ces véhicules éliminés, la nécessité d’un modus vivendi continuera de se poser pour tous les usagers, dans le respect de règles communes, quel que soit le moyen de déplacement, fût-il le pedibus cum jambis.

Jean-Jacques Roussau : Le code de la route à la portée de tous, publié par Shell.
Wikimédia commons LDD
Alain Cabantous

Historien, spécialiste de l'histoire sociale de la culture en Europe (17e-18e s.), professeur émérite (Paris 1 - Panthéon-Sorbonne et Institut Catholique de Paris). Dernières publications : Mutins de la mer. Rébellions maritimes et portuaires en Europe occidentale aux XVIIe et XVIIIe siècle, Paris, Cerf, 2022 ; Les tentations de la chair. Virginité et chasteté (16e-21e siècle), avec François Walter, Paris, Payot, 2019 ; Une histoire de la Petite Eglise en France (XIXe-XXIe siècle), Le Cerf, 2023.

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