Et si on renouvelait la pratique des ex-voto dans les églises ? Cette quête a inspiré Charlotte Simonnet, lauréate 2024 du Prix Rubis Mécénat décerné annuellement à un.e jeune diplômé.e des Beaux-Arts. Les sculptures exposées à Saint-Eustache sont des récits de matière. La chronique de Jean Deuzèmes
Chaque année, les lauréat.e.s du Prix Rubis Mécénat mettent leur très grande imagination au service de la valorisation de cette église de la Renaissance.
En 2023, Marc Lohner avait fait dialoguer d’immenses photos de pierre avec les piliers, en insistant sur la texture des matériaux de ces éléments architecturaux dont l’élévation subjugue.
Délaissant l’approche monumentale, Charlotte Simonnet s’exprime en sculptrice, dans un corps-à-corps avec les matériaux. Elle explore l’univers des chapelles et des bas-côtés à hauteur de regard. Son œuvre en deux parties, « Glimpse », manifeste une grande liberté de ton et de matière.
« Glimpse », avec sa belle sonorité, a un sens multiple en anglais puisqu’il signifie : briller, apercevoir, et entrevoir.
Mais l’intention de l’artiste va au-delà de la question générale de la perception contemporaine par cette plasticienne de 24 ans. Le vrai sujet est personnel : elle livre un témoignage, un regard sur cette église et sa communauté, sur les liens unissant ce lieu à ceux qui le traversent, l’aiment, lui donnent vie. Elle leur rend hommage, à sa manière. Comment figurer ce qu’est un lien ?
Cette jeune sculptrice se veut proche du visiteur tout en le troublant. Elle détourne les usages habituels de certains matériaux, crée des formes nouvelles, discrètes, à hauteur de femme et d’homme, opère des glissements symboliques avec des objets disséminés, et ce avec une certaine constance dans sa pratique. Et surtout, elle recherche l’interaction. C’est ainsi qu’elle est intervenue de nombreuses fois durant la préparation pour solliciter les membres de cette communauté.
Son œuvre matérielle est le résultat de dialogues ou d’actions qui ne se sont pas arrêtés avec l’accrochage et le vernissage.
Des ex-voto d’un nouveau type ?
Dans un article récent de Narthex, Françoise Paviot revient sur la tradition des ex-voto .
À Saint-Eustache, ce sont des plaques de marbre gravées ; ailleurs, ils peuvent tout autant être en bois, en fer, que des objets comme les bateaux, pour la réalisation d’un vœu ou pour une grâce reçue. Leur accrochage donne au lieu une humanité et une spiritualité qui s’étend au-delà de l’aspect décoratif.
Dans la tradition de ce geste de dévotion, avec simplicité et respect, l’artiste a fait appel à la communauté en lui demandant de petits objets personnels sans valeur marchande. Leur forme a été imprimée par pression dans une plaque de cuivre. Ces 200 traces, humbles et symboliques, tels les sceaux des participants-donateurs, ont été soudées et placées en grappes dans cinq chapelles. À chacun « d’apercevoir » ces empreintes, ces liens qui sont autant de « lueurs » intrigantes à Saint-Eustache.
Par ailleurs, l’artiste a enregistré les voix de cinq personnes donatrices qui parlent de l’objet qu’ils lui ont remis et les fait tourner en boucle, tels des récits oraux et non des écrits d’ex-voto.
Le lien social peut-il être représenté dans un matériau ?
Le mot « lien » est d’une grande richesse sémantique. Initialement, il désigne la laisse du chien, mais aussi la relation affective et morale. Désormais, il est partout pour exprimer les relations sociales, y compris dans les églises afin d’évoquer comment les gens y vivent.
Dans le domaine des biens matériels, le lien était fait dans une matière souple pour entourer, accrocher, serrer (chanvre, paille, autres végétaux, laine, etc.). Dans l’ordre des rapports humains, il unit, oblige, rattache. On le retrouve dans tous les champs du social, du droit, de l’affectif et bien sûr du religieux. C’est une sorte de couteau suisse de la pensée.
Si donc le lien est un concept profondément social, comment le représenter aujourd’hui, dans quelle matière ? Des sculpteurs ont par exemple utilisé le bronze pour représenter les cordes des condamnés, comme Rodin et ses bourgeois de Calais. Mais ce sont les personnages « vivant chapelet de souffrance et de sacrifice » (Rodin), qui étaient les sujets et non ce qui les tient, les enserre : les cordes pourtant si présentes.
C’est le modèle de la corde qu’elle a choisi, en imitant le chanvre torsadé, en détournant des matières (le verre, le fer) et en liant des éléments d’architecture ou des objets d’église qui ne sont plus alors à distance les uns des autres, mais liés. La forme étonne et suscite l’étonnement dans un premier temps
Ses cordes de verre sont fabriquées à partir de résidus de vitraux cassés, refondus ; les couleurs qui s’entremêlent forment d’étranges « lueurs ».
Ses fers à béton ont été chauffés et soudés pour se transformer en cordes. La rigidité est devenue souplesse et fluidité.
La fragilité et la beauté du lien s’expriment par le prisme de quatre mètres de verre et sa force, au travers de soixante mètres de fer. D’énormes piliers de pierre sont ainsi rattachés.
Gratuit et dérisoire ? Non, ils sont reliés entre eux, un peu comme ceux qui viennent aux célébrations ou aux évènements culturels. L’église rassemble et construit des liens de foi, d’engagement, de solidarité ou de plaisir partagé. Charlotte Simonnet a su les « entrevoir » (glimpsed) et les symboliser.
Charlotte Simonnet est une artiste du lien par la matière, loin du monde numérique.
Les aventures d’une œuvre
L’artiste était souvent présente pour échanger avec les visiteurs. Or, il se produisit un évènement étrange : la corde de verre cassa, laissant un vide incompréhensible pour les visiteurs. L’artiste et Rubis Mécénat prirent une initiative heureuse. Ils décidèrent de refaire rapidement la corde non pas en verre, mais en résine époxy, plus légère et solide, avec une certaine réactivité à la lumière.
L’artiste ensuite saisit les morceaux de verre tombés et les déposa dans une chapelle, par terre[1] : elle inventa ainsi son propre ex-voto, non pas en cuivre, mais en verre !
Par ailleurs, fidèle à ses intentions initiales, elle proposa de s’intégrer au 40e anniversaire de la Soupe Saint-Eustache, ce geste de solidarité qui distribue 400 repas le soir au pied de l’église, et de redonner le 15 décembre 2024 les objets que les visiteurs lui ont confiés pour faire ses ex-voto. L’œuvre entre dès lors dans le circuit don-contre don des échanges humains.
Si cette œuvre prolixe est étonnante et belle jusqu’au risque de la perte de référence, elle révèle une ample sensibilité et une profonde posture d’artiste.
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Insta : @charlotte_simonnet
Visible du 9 octobre au 15 décembre
Commissariat : Stéphanie Pécourt
[1] « Ce geste s’inscrit dans une tentative un peu absurde de réparer, recoller les morceaux des choses que l’on perd et que l’on espère un jour retrouver, de mettre en lumière les traces qui persistent même quand la matière n’est plus là. » écrivait-elle pour construire un sens à cette évolution de l’œuvre.