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Quand les artistes s’emparent de l’IA

Beauté et sens critique. L’exposition du Jeu de Paume « Le monde de l’IA » invite des artistes contemporains à interroger les promesses de cette technologie, ses usages, mais aussi ses dangers. La chronique de Jean Deuzèmes

L’exposition du Jeu de Paume « Le Monde de l’IA » est foisonnante, ambitieuse, étonnante, glaçante aussi, mais souvent belle. Quoi de plus normal, car ce sont 46 artistes qui plongent le spectateur dans les mondes de l’intelligence artificielle, pour l’expliquer, la mettre à l’épreuve et produire des œuvres séduisantes. Il la critique parfois avec sarcasme, mais ils font avec.

L’IA désigne aujourd’hui des algorithmes et des modèles capables d’effectuer automatiquement des opérations aux innombrables applications. Or cette révolution technologique a tant de visages que nombreux sont ceux qui cherchent à les cerner et à dévoiler les risques pour un monde qu’elle contribue à bouleverser.

Une exposition pour quoi faire ?


Dans cette exposition, la variété des supports (photos, vidéos, sons, sculptures et installations) des œuvres, toutes produites après 2016, transforme le parcours didactique en un labyrinthe type « Alice au pays des merveilles» parcourant deux grands domaines.

  • L’IA analytique observe, classe, surveille, mémorise. Les systèmes de vision artificielle et de reconnaissance faciale en sont des produits très connus.
  • L’IA générative utilise la puissance des réseaux de neurones, c’est-à-dire des dispositifs de calculs, pour inventer, fabriquer, transformer, détourner et imaginer de nouvelles formes.
  • À la place de cailloux blancs, des « capsules temporelles » en forme de vitrines donnent des références historiques, en autant d’archives matérielles ou de récits critiques. L’humanité a toujours cherché à déléguer au calcul et aux machines une partie de ses facultés cognitives.

On aurait pu craindre un mini parc à thèmes, ludique, ou au contraire des exposés conceptuels. Cette exposition est dans la suite de précédentes[1] et examine ce que l’IA fait à l’image et au texte afin d’en mesurer la portée et les dynamiques de pouvoir. Ainsi les artistes se sont saisi des instruments de la conception (cf. algorithmes) de l’IA, pour la piéger, soulever des enjeux comme la surveillance, l’impact environnemental, les droits d’auteurs des textes ou œuvres dans lesquelles elle puise, le pouvoir des plateformes et des propriétaires de données, l’éthique, ses effets politiques et géopolitiques.  Vertige des questions.

Des idées et des œuvres expressives

Premiers pas dans l’art génératif

Ken Knowlton, Computer Nude, 1966, sérigraphie du papier © J2M

« Ingénieur dans les laboratoires Belle, Ken Knowlton (1932-2022) s’est illustré dans des projets mettant l’ordinateur au service de créations artistiques. En 1966, avec Leon Harmon (1022-1983), il convertit au moyen d’un programme informatique les tons d’une photographie en noir et blanc de la danseuse Deborah May (née en 1941) nue en une mosaïque de symboles abstraits que l’œil humain perçoit néanmoins comme une expérience cognitive, Computer Nude est l’une des premières œuvres à avoir été créées avec un ordinateur et l’une des plus célèbres. » (Cartel)

Environnement et matérialité 
L’IA ne se réduit pas au cloud. Les œuvres rappellent que derrière les algorithmes, il y a des centres de données, des ressources matérielles, des consommations énergétiques, des déchets. Tout ce qui est invisible à l’écran est essentiel à mesurer : les industries extractives, l’exploitation d’énergies et de ressources non renouvelables (eau, terres rares, pétrole et charbon). Les œuvres de Julian Charrière et d’Agnieszka Kurant soulignent cet enchevêtrement profond de l’artificiel et du naturel, du non-organique et de l’organique. De la fable enchantée de l’IA, les artistes nous font passer aux monstres matériels qu’elle suscite.

Julian Charrière, Metamorphism LI, 2016, © J2M
Agnieszka Kurant, Nonorganic Life 2, 2023, © J2M

Pas d’IA sans intelligences collectives, comme dans la nature

L’IA peut être considérée comme l’expression d’une « intelligence collective », à la fois humaine et non humaine et les modèles d’IA sont entraînés avec des jeux de données qui réunissent de vastes quantités de contenus produits par des humains.

En faisant une œuvre à partir de colonies de termites, Agnieszka Kurant souligne notamment que l’intelligence émerge toujours d’une multiplicité d’agentivités ou encore des interconnexions entre les arbres, des murmures d’étourneaux.

ci-joint : Agnieszka Kurant, A.A.I (System’s Negative), Zinc coulé 2016 © J2M

Derrière l’IA se trouvent des pouvoirs que l’on peut cartographier

Selon la chercheuse Kate Crawford, «l’IA est en train de devenir le langage du pouvoir». Mais comment situer l’IA dans l’histoire, en tenant compte du rôle crucial qu’elle joue désormais dans la formation et l’articulation du savoir, de la communication, du travail et du pouvoir. Avec leur chef d’œuvre graphique de 20 m « Anatomy of an AI System 2018 et Calculating Empires 2023 » Kate Crawford et Vladan Joler relèvent un véritable défi de langage en proposant une cartographie critique de l’IA dans l’espace et dans le temps. 

Kate Crawford et Vladan Joler, Calculating Empires: A Genealogy of Technology and Power Since 1500, 2023 © J2M
Kate Crawford & Vladan Joler, Calculating Empires: A Genealogy of Technology and Power Since 1500, 2023 © J2M

Pouvoirs invisibles et inégalités.
L’IA analytique, sert notamment à la surveillance, à l’analyse faciale, au tri. L’exposition montre que les technologies de reconnaissance ou de classification ne sont jamais neutres — qui observe, qui est observé, selon quelle culture, quelle géographie, quel contexte. Une IA entrainée sur des bases d’il y a 15 ans fait des erreurs grossières et risibles et peut être raciste. 

Trevor Paglen, Faces of ImageNet, 2022 © J2M

Une caméra cachée filme le spectateur placé devant l’écran, où son visage s’affiche, devenant un objet de reconnaissance et d’étiquetage. Les mots clés servant à la reconnaissance sont rattachés à des clusters d’images. Ici Orphan= Orphelin, ce qui n’est pas vrai.

Nouf Aljowaysir, Tor al Tubaiq, Saudi Arabia Men in Muhammad Abu Tayyi’s Tent, 2021 sur image d’archives du début du XXe © J2M
L’IA n’a pas été entrainée sur ce pan de la culture humaine, d’où des reconnaissances cocasses.

Les bagnes du micro-travail

Les œuvres mettent le doigt sur une dimension taboue : les micro-tâches, ultra mal payées, réalisées par une main-d’œuvre jetable sur laquelle reposent les systèmes d’IA.

Vision artificielle et exclusion de l’humain

Les systèmes de vision artificielle sont entrés dans une nouvelle phase à partir du début des années 2010. Pour créer un « regard » non humain et algorithmique, il a été créé un gigantesque champ d’extraction et d’agrégation de données. Depuis 2017, Trevor Paglen explore cette culture visuelle nouvelle, où les images ne circulent plus seulement entre humains, mais aussi entre machines sans que des humains ne soient nécessairement intégrés dans la boucle ! L’exposition insiste sur le fait que les technologies de vision artificielle sont culturellement situées, qu’elles comportent des biais, et qu’elles participent à des formes de domination.

Trevor Paglen, Vampire (corpus : Monsters of Capitalism) série Adversarially Evolved Hallucinations © J2M

Un monde de failles

Julien Prévieux dévoile un bug de ChatGPT (Poem Poem Poem Poem Poem, 2025) et révèle les sources qui ont été utilisées (la Bible, des menus de restaurant, des publicités, etc.)  Il a prolongé la pièce sonore qu’il a créée par des textes, qui sont des œuvres plastiques à l’aide de grands modèles de langage, ce qui révèle leurs limites inhérentes, tout en produisant des effets de sens.

Julien Prévieux, Poem Poem Poem Poem Poem, 2025 © J2M

Mémoire et postérité

L’IA transforme le rapport au temps, aux archives, à ce qui reste, ce qu’on oublie, ce qu’on reconstitue. Par exemple, l’une des œuvres majeures, La Quatrième Mémoire de Gregory Chatonsky, interroge ce qu’on laisse derrière soi à l’ère des données : installation mêlant film génératif, archives, sculptures hybrides. Elle offre des traces fragmentaires et changeantes des vies possibles de l’artiste, qui se déroulent selon un spectre spatio-temporel extrêmement vaste et explore les thèmes de mémoire, mort, immortalité, post-humanité, identité fragmentée. À quoi vont servir nos traces numériques quand nous seront morts ?

Grégory Chatonsky, La Quatrième mémoire, 2025 © J2M

Vérité et authenticité

Dans un monde saturé d’images générées, truquées ou modifiées, que devient notre rapport à la vérité ? L’exposition pose frontalement la question : faut-il se méfier des images ou accepter qu’elles soient désormais des fictions collaboratives ?

Joan Fontcuberta,série Herbarium, 2024-2025, © J2M

« En 1928, Karl Blossfeldt (1865-1932) publie Urformen der Kunst (Les Formes originelles de l’art), où des photographies en gros plan de végétaux mettent en évidence la présence dans le monde naturel de motifs ornementaux qui traversent l’histoire de l’art. En référence à cet ouvrage, Joan Fontcuberta réalise Herbarium ˆ1984-1985ˇ, une série composée de photographies de fausses plantes résultant de l’assemblage de fragments organiques et de déchets industriels. […]La série eHerbarium, créée plus de vingt ans après, réunit en écho des images photoréalistes de fausses plantes générées par le modèle Stable Diffusion à partir des images de Herbarium et de prompts. eHerbarium nous invite ainsi à reconsidérer ce que peuvent recouvrir les termes « photographie » et « photoréalisme » dans le contexte d’une culture visuelle transformée en profondeur par l’IA. » (Cartel)

Poétique et esthétique

Enfin, les œuvres offrent des expériences sensibles : beauté étrange d’images hybrides, musique générée à partir de flux sociaux, cartographies monumentales qui réinscrivent notre quotidien dans un cadre global. L’IA devient une nouvelle matière esthétique.

Linda Dounia Rebeiz, Tongues, 2025 © J2M

Un outil pour augmenter la créativité

À travers les installations génératives, on comprend que l’IA n’est pas uniquement un outil de duplication. Elle peut inventer, combiner, surprendre, brouiller les pistes. Elle devient partenaire de l’artiste, mais aussi facteur de perte de repères : qu’est-ce qui reste « humain » ?

Egor Kraft, série Content Aware Studies, 2018-en cours © J2M

« Avec ses Content Aware Studies, Egor Kraft explore des modèles d’IA générative qui peuvent servir soit à compléter des objets historiques fragmentaires, soit à imaginer des objets historiques qui auraient pu exister mais n’ont jamais été ». (Cartel)

Habite-t-on un nouveau monde sans perspectives face à cette technologie ?

Le parcours jeune public donne une réponse sous forme d’un petit jeu :

Qu’est-ce qui contient 100 milliards de neurones, génère jusqu’à 130 millions de connexions et se recharge gratuitement la nuit ?

Ton cerveau ! Il a des superpouvoirs. Pour le garder en forme, offre-lui chaque jour de nouvelles choses à apprendre, des émotions à ressentir, des expériences à vivre… Grâce à lui, tu pourras piloter ces outils que sont les IA.

Ci-Contre, Albert Ducrocq, Mécanisme de « Job », le renard électronique, 1050-1953 © J2M

Lire les autres articles de la chronique « Interroger l’art contemporain »

Exposition jusqu’au 21 septembre au Musée du Jeu de Paume, Métro Concorde


[1] «Soulèvements» de Georges Didi-Huberman (2017) ou du «Supermarché des images» de Peter Szendy (2020).

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