Des figures humaines, des pantins dispersés dans l’église Saint-Eustache, pour évoquer la fragilité humaine et attirer l’attention sur l’église. Une œuvre étonnante de la jeune lauréate du Prix Rubis Mécenat. La chronique de Jean Deuzèmes
Chaque année, Saint-Eustache accueille une ou un lauréat.e du Prix Rubis Mécénat, organisé avec l’École des BeauxArts de Paris, pour valoriser cette église de la Renaissance.
En 2024, Charlotte Simonnet avait souhaité revisiter la pratique des ex-votos.

En 2025, Liselor Perez, née en 1999, actuellement élève en quatrième année, s’est intéressée à la manière dont les corps pourraient visiter cet espace du religieux ; pour cela elle utilise la métaphore du pantin. En déambulant, le visiteur peut s’étonner devant quatre étranges personnages en trois lieux contrastés de Saint-Eustache ; le titre de l’œuvre est mystérieux « Cent sommeils » et laisse entendre que ces sculptures sont là depuis très longtemps ou sortent d’un rêve interminable.
Une œuvre tout en porosité avec l’église, une expression de la fragilité humaine
Avec leurs noms inhabituels[1], ces pantins montrent/démontent leur corps et tendent un étrange miroir à ceux qui les regardent.

Teintées d’ironie et de merveilleux, ces sculptures se situent entre les marionnettes, les poupées et les doublures. Partiellement recouvertes de motifs décoratifs inspirés de l’espace immédiatement adjacent (colonnes, feuilles d’acanthe sur l’épaule), elles évoquent un monde où la réalité se mêle au rêve.
Elles évoquent des corps en repos, aux postures ambiguës : entre la recherche, la méditation et la prière.
« J’envisage ces représentations anthropomorphes comme un hybride entre l’humain et l’objet architectural. Ces entités sculpturales seraient lourdes, désarticulées, condamnées à rester au sol, un rappel à la fragilité de l’existence humaine. […].Je souhaite les composer entièrement à partir de reproductions des matériaux de l’édifice.
Cette installation serait une matérialisation de la tension entre la permanence de la pierre et l’éphémère de la chair. Les corps que je souhaite créer s’opposent à tous les corps […] mes représentations demeurent construites, incapables d’être de la chair, ni même des représentations crédibles, puisque même leurs corps laissent apparaitre leur structure. Avec ces corps qui ne sont ni sacrés, ni de la chair, je souhaite illustrer un autre état. Ces personnages semblent vouloir accéder à l’élévation, c’est-à-dire à un corps qui ne soit plus matériel, mais qui devienne un corps spirituel. » écrivait-elle dans sa note d’intention.
Le premier personnage est massif, à portée de main et se laisse caresser. Il s’appuie sur un pilier. Son échelle est supérieure à la taille humaine. Tout en ronde-bosse, il ressemble à un personnage de science-fiction, sortant plus précisément ici du film enchanteur « Le château dans le ciel ». Il est matériellement lourd. Il a été façonné à partir d’argile et recouvert de jesmonite pour se confondre avec le pilier ou en émerger. Les pieds ont été légèrement noircis pour reproduire la douceur de la pierre. L’œil est coloré comme les vitraux d’où provient la lumière qui l’éclaire parfois. Paradoxalement, cette figure semble familière et discrète, alors qu’elle est énorme. Elle se fond dans l’église, en est une personnification étrange, avec sa posture méditative et sereine.

Les deux petites figures installées sur des pierres tombales sont creuses, au contraire. Elles ressemblent à de petits robots au repos. Leurs tonalités en vert et rouge proviennent des décors muraux. Avec leur vide interne et des lamelles de bois comme ossature partielle ou exo-squelette, elles expriment une grande fragilité. Leurs postures sont différentes et liées à l’environnement proche. L’une a laissé tomber un masque, son visage semble ainsi déposé sur sa pierre tombale. Si on mettait un bol à leurs pieds, elles deviendraient l’image de ceux qui mendient aux marches de l’église. Elles paraissent engager un dialogue avec les tableaux qui les entourent.

La troisième sculpture, dans une chapelle, a un visage complet. Cette chimère prend appui sur l’autel recouvert de sa nappe. Son visage est plein et décoré de détails colorés du vitrail juste au-dessus. Pour se relever ? La jambe est recouverte de plumes en cuir, à l’image de l’aigle sculpté du lutrin, symbole de Jean. Liselor a peut-être voulu exprimer le désir d’élévation humaine et spirituelle. Une envolée ?
Aucune des sculptures n’est debout ou ne marche. L’artiste a préféré explorer le corps au repos, et sa dépendance à tout ce qui l’entoure (une colonne, un siège, des marches). Les figures sont bien autonomes, mais elles sont fragiles, montrent leur vulnérabilité ou le poids de leur condition. Quelles sont leurs pensées intimes ?



Des références, des poupées et des pantins
Si des artistes ont utilisé la poupée et le pantin comme des figures privilégiées pour interroger le corps, la mémoire et le pouvoir, Liselor est arrivée à ces objets de médiation par la performance. À l’origine de son approche artistique se trouvaient la couture, la réparation de tissus à sa disposition dans sa famille. Puis elle a fabriqué des costumes-cuirasses pour des rencontres amicales. Trop lourds et encombrants pour la performeuse ! Liselor s’est débarrassée de ces vêtements qui, alors, ont pris leur autonomie pour devenir pantin ou poupée.
En ce sens, elle s’inscrit dans le sillage de Cathy Wilkes, plasticienne irlandaise, et de Gisèle Vienne, chorégraphe et plasticienne française.
Présentation de l’œuvre de Cathy Wilkes | British Pavilion artist 2019 | Biennale de Venice
Il existe aussi d’autres œuvres utilisant la métaphore des pantins, non plus comme des jouets, mais comme des corps autres : réparés, recomposés, manipulés ou vidés de leur chair.
Hans Bellmer, dès les années 1930, utilise la poupée (sculptures et photos) dans le champ de l’art comme objet de subversion. Ses corps féminins disloqués, recomposés selon une logique du désir et de la douleur, bouleversent les conventions du beau. Le pantin devient alors une arme contre l’ordre, contre la rationalité, contre l’unité du corps. Bellmer invente la poupée comme métaphore du psychisme éclaté, de la sexualité réprimée et de la violence du regard.
Quelques décennies plus tard, Louise Bourgeois poursuit ce dialogue entre fragilité et puissance. Ses poupées de tissu, cousues, suspendues, parfois sans membres, ne sont pas des objets à animer, mais des présences à écouter. Elles parlent du corps maternel, de la blessure et de la mémoire. Alors que Bellmer analyse en profondeur, Bourgeois s’efforce de réparer. Dans ses sculptures textiles, la couture devient un geste de soin : l’artiste recoud le corps comme on recoud une histoire, une identité, un traumatisme.
Annette Messager, quant à elle, réconcilie la poupée et le rituel. Ses assemblages de tissus, de cheveux, de peluches et de fragments corporels créent un langage intime où le féminin, l’enfantin et le monstrueux coexistent. La poupée n’est plus une victime ni un fétiche, mais une médiatrice entre le corps et la pensée. Suspendue, recousue, fragmentée, elle parle d’une humanité en réparation
Commissaire : Julia Marchand
Dates d’exposition : 3 octobre au 30 novembre 2025
Crédits photos (sauf autre mention) : Cent Sommeils, Liselor Perez, Beaux-Arts de Paris, courtesy Rubis Mécénat, église Saint-Eustache, 2025. Photo : InstanT Productions
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[1] « Les corps structures en élévation », « Le Bonhomme-Église en garde », « Les Plumes de marbre en quête d’envol »





Merveilleuse visite-exploration par les yeux et par les mots. Merci.