Jean Verrier nous propose son coup de cœur pour le livre de Dominique Eddé, La mort est en train de changer, Éd. Les Liens qui Libèrent : des mots très forts contre la « tragique défaite de l’humanité » (septembre 2025, 126 pages, 12 euros).

Oui, le titre n’est peut-être pas très accrocheur. Je préfère celui qui est écrit sur la bande annonce : « Gaza et la défaite de l’humanité ». Pour moi, c’est l’autrice, Dominique Eddé, arabe franco-libanaise, qui m’a d’abord accroché quand je l’ai vue sur un plateau de télé dans un douloureux échange avec la rabbin Delphine Horvilleur, après le 7-Octobre, puis à La Grande Librairie ou dans C Politique, et encore quand je l’ai entendue sur France Culture. Sa passion, sa véhémence, le tranchant de sa pensée…, j’ai retrouvé tout cela dans ce petit livre. C’est une suite de courts chapitres qui tiennent de l’essai et du poème en prose ; « La philosophie, pour bien faire, il ne faudrait l’écrire qu’en poèmes » (Wittgenstein), note-t-elle au passage. Ce sont des respirations dans une course, son écriture est à l’état naissant, comme on le dit de l’oxygène, avec avancées, arrêts, digressions, retours en arrière qui parfois conduisent à l’essentiel : Ma digression – je m’en aperçois – me ramène au motif central de cet essai : l’humanisme ou le sens de l’altérité. (p.16)
Écrire pendant ce temps est une épreuve à la limite de l’obscénité.
Ne pas écrire alors que l’on peut donner du fil à retordre à la haine
est encore moins glorieux. Je vais donc essayer d’écrire. (p. 9-10)
Je sais que j’avance ici dans le brouillard avec peu de soutien,
pas même le mien à part entière.
C’est que rien n’est fixé à jamais quand la parole circule. (p. 72)
Au fil de ma lecture, j’ai commencé à relever quelques éclats, à l’allure d’aphorismes, mais je me suis vite aperçu que j’étais en train de recopier le livre en entier :
- On a mis en demeure les mémoires de choisir chacune son pré carré dans le champ des cimetières. (p.11)
- La foi livrée à la peur peut mener à l’extinction de la pensée. (p.32)
- Plus ça va plus la conscience à retardement est une bombe. Comment parler du réveil des consciences quand le réveil arrive après l’irréparable ? (p.44)
- Le droit d’Israël à se défendre a pris la tournure d’un droit à tout détruire (…) Les millions de personnes à qui on a pris maisons, pays, amour, enfant…Combien d’entre ces derniers seront capables, le jour venu de la vengeance, de ne pas infliger ce qu’ils auront enduré ? (p.45)
- Nous sommes très loin du nazisme qui nous donnait à voir le mal en un seul bloc, derrière des barreaux. Le mal, comme le monde est liquéfié à l’heure qu’il est…La catastrophe spirituelle est générale. (p.63)
Et puis, je me suis arrêté, au centre du livre, au chapitre « Dieu sur terre ». Peut-être pourrait-on commencer par ces pages ? Dominique Eddé est près de sa vieille amie syrienne, Ismane, (la foi, en arabe), réfugiée au Liban depuis 2015, dans leur Atelier du temps brodé. Elle brodait avec Dieu (un jardin de paradis sur une toile de lin), je cherchais avec non-Dieu par où finir l’essai que je suis en train d’écrire. C’est vrai que texte et textile ont même étymologie. Les premières pages du chapitre sont une critique radicale de la représentation de Dieu dans les sociétés arabes et l’autrice (qui écrit ailleurs : ne pas dire « les » mais « des » p.46) s’excuse du caractère essentialiste de son propos mais n’en affirme pas moins : Les sociétés arabes ont en commun, outre la langue, une même addiction à la fatalité. Au transfert des responsabilités. À Dieu. Les chrétiens du Moyen-Orient n’échappent pas, dans leur majorité, à cette remise du destin entre les mains d’Allah. Suit une scène pleine de tendresse entre les deux femmes : si l’on pouvait donner une apparence à l’âme, ce pourrait être cette constante arrivée de lumière sur un visage qui n’a pas fini de pleurer la mort de son fils, tué par les hommes d’Assad (…)
Quand j’écrivais que Dieu est un recours permanent, une excuse,
je passais à côté du Dieu qui sauve, du Dieu intime de la foi ;
de tous ceux qui, en cet instant, ferment les yeux à leurs morts,
à Gaza, et les portent dans les bras en invoquant sa miséricorde. (p. 70)
Plus loin, l’autrice dialoguera avec Kafka, comparera l’anéantissement de la Palestine à la demande qu’il avait faite à son ami Max Brod de brûler toute son œuvre. Elle convoque aussi Dostoïevski, Nietzsche, Jankélévitch, fustige Netanyahu, Trump…
Et moi je continue à glaner les aphorismes :
- Il ne suffit pas d’être du côté des victimes pour les défendre, encore faut-il renoncer au confort de la haine pour faire ou dire ce qui est de nature à les protéger. (p. 75)
- On démolit le droit international pour mieux ramasser les peurs en autant de tas ethniques, nationaux, communautaires. On milite pour un camp contre l’autre au lieu de s’engager pour les deux. (p. 96)
- Les morts sont désormais des cercueils pour les mots qui n’ont rien pu pour les sauver. (p. 103)
Et cet étonnant écho à un poème d’Éluard sur la mort de sa femme Nusch : Le temps déborde (1947) :
L’actualité n’a plus d’actualité. Elle est du temps qui déborde.
En guise de conclusion
Page 68, Dominique Eddé a écrit : À peine écrites et relues, les lignes qui précèdent me donnent le sentiment d’avoir réussi à dire quelque chose et raté l’essentiel. C’est exactement ce que j’éprouve après avoir écrit ce « Coup de coeur ».





