Je voudrais plaider pour un « humanisme évangélique ». Notion-clé dans l’œuvre de Joseph Moingt et dans sa compréhension du christianisme, c’est une invitation à découvrir ou à redécouvrir la dimension universelle de la « Bonne Nouvelle ».
Repli ou déploiement ?
Au moment où des secteurs entiers de l’Église, dans nos pays, au nom de la défense du christianisme, sont tentés par un repli en forme d’autodéfense, il est bon de se réinterroger sur cette dimension universelle et toujours nouvelle. Nous sommes certes dans un environnement de plus en plus sécularisé, mais est-ce défendre le christianisme de vivre un tel repli, en privilégiant ce qui est familier à certains, mais totalement étranger à la majorité de nos contemporains ? N’est-il pas urgent de regarder en sens inverse de ce repli et chercher à mettre en lumière ce qui est un bien commun pour toute l’humanité ?
Rapprocher les deux termes « humanisme » et « Évangile » ne va pas de soi et peut même paraître abusif à certains. Moingt aborde cette question dans un article de la revue Études en 2007 :
Accoupler les deux termes risque de vouloir ou de paraître soit réduire l’Évangile à un humanisme sécularisé, soit ramener furtivement le second dans les eaux du christianisme. Mais, à refuser ce risque, la foi chrétienne s’enfermera vite dans un communautarisme qui la rendra incapable de communiquer avec le monde moderne, c’est-à-dire de remplir sa mission.
Joseph Moingt
J’accepterai donc, comme l’Église l’a fait au long de son histoire, de plaider pour une réconciliation de la foi avec la raison, seul moyen aujourd’hui d’éviter le choc des civilisations. Un accord critique est possible entre l’une et l’autre, bien que la modernité ait rompu avec la tradition chrétienne, parce qu’elle n’en est pas sortie sans y avoir puisé l’élan et le sens de sa libération.
L’incarnation, ou humanisation du Verbe de Dieu en Jésus, qui singularise le christianisme entre toutes les religions, le prédétermine à tenir un discours humaniste de portée universelle : l’Évangile en est le témoignage et le langage toujours nouveau. Se disposer à transmettre son message, c’est la chance,
pour les chrétiens de ces temps d’incertitudes, de découvrir une nouvelle manière d’être-ensemble et d’être-au-monde, à l’abri du sectarisme, et de travailler au salut de l’histoire, dans le temps et l’espace de ses évolutions, alors qu’elle paraît menacée de tragiques errements. Courir cette chance vaut le risque d’associer Évangile et humanisme.
Qu’est-ce que l’humanisme évangélique ?
C’est d’abord rappeler que l’Évangile n’est pas un corpus dogmatique et n’instaure pas une religion nouvelle, avec son organisation et ses rites. Il n’est pas non plus un code moral, ni une constitution. Parler d’humanisme évangélique, c’est reconnaître qu’il est, avant tout, la bonne nouvelle adressée à tous que le royaume de Dieu est proche, et que nous sommes invités à nous convertir pour l’accueillir. Nous convertir non au sens d’adhérer à un Credo, mais au sens d’un changement d’orientation de toute l’existence.
Rien ne définit ce règne ou royaume, ni où il se tient, ni quand il sera là ; il n’appartient pas à ce monde, mais ne lui est pas étranger, puisqu’il est au milieu de vous, et même en vous,
Joseph MOingt, Études, octobre 2007
dit Jésus ; il n’est pas circonscrit par le temps,
ni sans lien avec lui, puisqu’il est tout proche,
et même déjà là, dit-il encore : il advient à tout instant. Aucun précepte ne spécifie les conditions ni les obligations de la conversion requise pour y entrer… Ni l’étiquette religieuse, ni les règles de justice ou de pureté établies par la « tradition des pères » n’en font partie ;
il s’agit de se convertir à la vérité, à la justice,
à l’amour, à autrui, à la voix intérieure du Père, aux appels subits de l’Esprit, aux signes des temps : bref, à rien d’écrit, de tout fait, de définitif, de prescriptif, mais à des aspirations,
à des inspirations de liberté, de gratuité, d’oubli de soi, de dépassement, de générosité, de don.
Des « paraboles », fables, images, récits tirés
de la vie courante aident à découvrir à quoi ressemble ce royaume et par où on y accède ; elles se laissent interpréter par chacun différemment, selon la situation où il se trouve, mais elles nous avertissent fermement que le salut se fait au jour le jour, dans les rencontres et les occupations de la vie ordinaire : pas dans le retrait, dans le sacré, mais dans le profane, dans la sécularité de la vie de ce monde.
La vie éternelle n’est pas une vie qui ne deviendrait effective que dans un « au-delà » de cette vie. Jésus, quand il en parle, la personnalise et l’actualise : c’est de devenir, dès maintenant, enfant du Père, de ce Père qui aspire à devenir le nôtre et qui nous « précède en humanité » en nous invitant à pardonner comme il pardonne, à aimer nos frères comme il les aime, à les servir jusqu’à donner sa vie pour eux. De ce Dieu-là, Jésus nous donne l’image en actes, l’incarnation vivante, en allant au bout de ce don et en nous en dispensant chaque jour le désir et la force.
Car l’Évangile, c’est aussi bien la personne et l’histoire de Jésus, et le chemin qu’il nous ouvre pour que nous le suivions. Chemin qui mène à Dieu … un Dieu qui se donne à « voir » en Jésus, dépouillé de tout signe de puissance et de justice vindicative, au point de l’abandonner
JOSEPH MOINGT, ÉTUDES, OCTOBRE 2007
au rejet et à la mort, et donc de s’exposer lui-même au reniement ; mais c’est ainsi qu’il révèle sa profonde et universelle « humanité » : le lien contracté en Jésus avec les hommes de toutes races et religions, entrelacé au lien qui les unit tous deux en un seul « toi en moi et moi en toi ». Tel est le lien qui ouvre son royaume aux pécheurs et aux païens, à la seule condition qu’ils acceptent pour frères les exclus de toutes sortes auxquels le Fils de Dieu, accusé de blasphème et livré au supplice des esclaves, s’était rendu semblable et même identifié.
L’humanisme évangélique et la tradition des pères
Le critère et la référence n’est plus la tradition des pères. Non pour la rejeter, mais pour la dépasser, puisque l’humanité entière est destinée à devenir maison de Dieu, temple « en esprit et en vérité » comme Jésus le dit dans la rencontre avec la Samaritaine. De ce dépassement de la tradition des pères, Jésus va payer le prix fort. Au nom de cette tradition revendiquée, les grands prêtres vont non seulement rejeter Jésus, mais le condamner pour blasphème et le livrer aux autorités romaines pour qu’il soit crucifié.
Un Dieu nouveau se révélait, qui bouleversait les cadres du sacré en repoussant toute appartenance, exclusion ou clôture ; c’est pourquoi Jésus laissait aux siens pour tout rituel un repas fraternel, partagé sur le modèle et dans l’attente du banquet du royaume auquel
JOSEPH MOINGT, ÉTUDES, OCTOBRE 2007
il conviait pécheurs et païens, pauvres et malades, s’ils apprenaient de lui à « se laver les pieds les uns aux autres » – signe nouveau
d’un « culte raisonnable ».
Car ce même humanisme, qui trouve sa plus haute expression dans l’amour du prochain, auquel Jésus ramenait la Loi de Dieu en son entièreté, poussé paradoxalement jusqu’à l’amour de l’ennemi, dépasse la simple visée
de la moralité avec tous ses préceptes, puisqu’il impose le respect de l’homme autant que la bienveillance ou la compassion… non parce que le prochain est tel ou tel, mais en tant qu’il est homme et, en cela même, digne de l’amour singulier que Dieu lui porte, parce que revêtu par cet amour d’une dignité infinie qui le pénètre au plus intime de l’être.
L’apôtre Paul en tirera le principe de l’universel humain, qui interdit d’enclore les individus dans des catégories imperméables les unes aux autres, alors qu’ils doivent trouver, tous ensemble, leur unité dans l’humanité de Jésus : « Il n’y a plus Juif et Grec, ni homme libre ou esclave, ni masculin et féminin, car tous,
vous ne faites qu’un en Christ Jésus. »
Et maintenant ?
Tout se passe comme si nous n’avions jamais fini de déployer les dimensions de cet « humanisme évangélique ». De le mettre en œuvre, en lien avec tous ceux qui sont nos frères. Car la responsabilité et la mission de ceux qui accueillent cette bonne nouvelle n’est pas de l’écouter comme un exposé auquel on donne son assentiment, dans un Credo par exemple, mais comme une graine qui féconde la terre où elle tombe et qui bouscule ce qui l’empêche de grandir. Et la fréquentation des Évangiles aide sans cesse à cette découverte et à ce déploiement. Car, tout autant que ses paroles, ce sont les actes et les rencontres de Jésus qui en sont porteurs et qui l’expriment. Joseph Moingt conclut :
Tel est l’humanisme évangélique que le christianisme a véhiculé au cours de son histoire, qui l’a conduit à faire alliance avec la rationalité grecque, à s’intéresser au sauvetage de la civilisation romaine, à l’éducation civique des « barbares », à l’instruction de la jeunesse, aux soins des malades et des mourants,
JOSEPH MOINGT, ÉTUDES, OCTOBRE 2007
et à tant d’autres œuvres hautement « humanitaires », et qui a soulevé dans l’Église de si puissants mouvements de spiritualité, produit tant de fruits de sainteté, appris aux chrétiens un « pur amour » de Dieu, d’autant plus libre que désintéressé.
Mais toute religion est tentée de manipuler le divin pour s’attacher ses fidèles de leur offrir la sécurité de ses rites, l’abri de ses enceintes, de leur inspirer confiance dans des traditions immuables, de les subjuguer par l’autorité de médiateurs consacrés. Le christianisme n’a pas échappé à ces tentations. Il en est résulté une opposition quasi permanente, illustrée par tant de conflits au cours des siècles, entre l’esprit évangélique, épris de liberté, et un esprit religieux resté ou redevenu traditionaliste.
Cet antagonisme a explosé dans les temps modernes en prenant des formes diverses. Il a entraîné de nombreux chrétiens à chercher du côté du monde sécularisé la « majorité » (ne plus être considéré comme des mineurs ou de simples ouailles) et l’autonomie que l’Église refusait de leur accorder. Cet antagonisme se ravive aujourd’hui et touche de nombreux secteurs de l’Église. Celle-ci craint pour son avenir et vit mal sa perte d’influence. Mais cela ouvre aussi un nouveau chantier où tous peuvent avoir leur part.