Une installation-monument détonne à côté de Saint-Merry. Le Socle accueille une sculpture énorme et atypique, un tyran avachi. Mais l’œuvre du sculpteur syrien, exilé en France, a une portée plus générale : la dénonciation des potentats et oppressions de toutes espèces. La chronique de Jean Deuzèmes.
Khaled Dawwa est un sculpteur né en 1985, réfugié politique en France depuis 2014. Il occupe une place centrale parmi les plasticiens venus de ce pays. Il parle en permanence, mais sous de multiples formes, de la Syrie martyrisée et de son peuple. Ainsi pour l’exposition en cours à la Cité Internationale des arts, il a construit la maquette – 6 m de long – d’un morceau de cité détruite (dans un des quartiers de La Ghouta, au nord de Damas), « Voici mon cœur ! » : un autoportrait intérieur, lire Voir et Dire[1], impressionnant et beau.
Avec « Debout (Le Roi des Trous) », il reste dans la monumentalité et ouvre les perspectives.
Dans l’histoire de l’art, la statuaire, en bronze ou en pierre, donne un caractère d’immortalité aux hommes politiques, notamment les rois et empereurs. En les concevant pour l’espace public, les artistes cherchent à exprimer leurs qualités par des postures et des habits les plus divers : debout, à cheval[2], assis, en mouvement, avec un apparat significatif. Le traitement des visages exprime des caractères, incarne des valeurs et parfois vise à susciter l’admiration, l’adhésion, voire dans les régimes totalitaires exige la soumission. En effet, la commande publique des statues a souvent à voir avec l’expression de la puissance, du pouvoir, voire de la tyrannie. Quand l’histoire se retourne, on met symboliquement en scène le renversement par celui des statues. Ainsi en 2003, le déboulonnement de celle de Saddam Hussein par des Irakiens largement assistés par les Marines américains est une séquence cinématographique connue. Le Parc des Arts Muzeon de Moscou est le célèbre cimetière des statues de l’époque soviétique, dont celles de Staline.
Depuis plus de dix ans, la question des potentats est devenue très vive dans les pays arabes. Les artistes s’en sont saisi sous de multiples médiums.
Khaled Dawwa a une approche singulière. Il exprime avec de l’argile sa solidarité avec tous ceux qui souffrent et revendiquent la liberté, il signifie ce que la presse relate de son pays. Au travers de « Debout », figure générique dans ses statuettes, il interprète de manière puissante la tyrannie de Bachar-el-Assad, destructeur de son propre pays, non pas seulement ce que lui et sa famille ont souffert jusqu’à l’exil (voir courte vidéo Arte “Khaled Dawwa, artiste syrien en exil“).Mais il dénonce toutes les formes d’oppression politique, sociale, économique, et religieuse.
Son personnage devient un symbole universel. Il est LE POTENTAT.
Conçues en terre, son matériau de prédilection, ses statuettes[3], de taille petite pour des raisons économiques, se transforment progressivement : le bronze, et maintenant les matériaux mixtes et une grande échelle. D’une statuette à l’autre, des détails changent (Voir Instagram ou faire défiler son Facebook ).
Mais le personnage a toujours la même posture : engoncé dans son siège, ventripotent, impassible à tout et à tous ceux qui le regardent, avec un visage inexpressif, les yeux dans le lointain, semblant là depuis des temps anciens. Ses bras sont appuyés sur les accoudoirs du fauteuil, il semble ne faire qu’un avec lui. Son corps est écrasant, il écrase tout. Et il est fondamentalement seul.
Si la forme du sujet est une constante, le traitement de la peau, du vêtement, du siège en est une autre : les trous sont partout, ceux des vers, de l’érosion du temps, des corps vivants. La dégradation affecte tout : les bourreaux comme les victimes, les potentats comme les gens ordinaires, les régimes dictatoriaux, mais aussi les régimes démocratiques si l’on n’y veille pas. Et bien sûr les territoires en guerre, les murs marqués par les balles, les villes éventrées par les bombes.
Ici, les trous dans la peau de son personnage signifient sa destruction à venir, la mort de sa politique d’oppression. «Le Roi des Trous» affirme que ce potentat cravaté est promis à la disparition, mais quand ? Telle est la question que pose cette œuvre manifeste.
Au lieu d’immortaliser un personnage par la sculpture, il signifie le pouvoir de la dégradation que le potentat ne peut extirper, il fait même subir cette dégradation à ses statuettes en les exposant aux intempéries, ce qui est le cas avec celle érigée sur le Socle qui ici est en position basse à 1,20 du sol. L’artiste prend le risque des incivilités sur la placette du Socle.
« Debout (Le Roi des Trous )» appartient à une série dont on ne connaît pas la fin. Son titre est un facteur d’unité, il est suivi d’un terme qui précise le sens de l’objet.
« Debout » possède plusieurs sens possibles : l’opposition physique au tyran effondré immuable dans son siège, un cri protestataire de manifestation, un appel à la dignité, mais aussi ce qu’a vécu l’artiste quand il était en prison dans une cellule sur-occupée où seule la posture verticale était possible.
Cette œuvre politique grave, ancrée dans le tragique de l’histoire, a les traits de la satire, de la provocation, de l’absurde comme dans « Ubu Roi », la pièce d’Alfred Jarry (1896), dont le personnage a des traits physiques proches. Mais l’œuvre de Khaled Dawwa n’est pas une farce, c’est une réalité universelle, une invitation à ne pas baisser les bras.
Jean Deuzèmes
Dans La destructivité en œuvres. Essai sur l’art syrien contemporain, Presses de l’IFPO, Beyrouth, mai 2021, Nibras Chehayed et Guillauyme de Vaulx d’Arcy analysent avec une très grande finesse les travaux de onze artistes syriens et apportent leur point de vue riche de références philosophiques sur les statuettes de Khaled Dawwa.
[1] L’autre grande œuvre de Khaled Dawwa “Voici mon cœur”, est visible jusqu’au 10 juillet à la Cité Internationale des arts dans l’exposition « Répare, Reprise ». Khaled Dawwa demeure accroché par l’esprit à un quartier de la Ghouta, au nord de Damas qui fut l’un des premiers à se rallier à la Révolution ; mais, en 2018, il est devenu un quartier martyr en s’écroulant sous les bombardements et les attaques chimiques. L’artiste y représente les pierres, les escaliers et terrasses, les logements auxquels il était attaché. Avec cette œuvre monumentale qu’il ne cesse d’étendre en 2021, l’artiste ne vit pas dans la nostalgie, mais il est encore dans l’instant du choc, alors qu’il a poursuivi sa vie ailleurs. Lire Voir et Dire
[2] Les statues de Henri IV sur le Pont Neuf ou de Louis XIV Place des Victoires à Paris sont bien connues. Celles de Napoléon parsèment la France.
[3] Les statuettes qu’il a déjà réalisées, regroupées sous le nom de série « Debout », sont bien connues et constituent le cœur de son compte Facebook « Clay & Knife », « la terre et le couteau », son matériau et son outil de sculpteur.