L’ émouvante mini-rétrospective de Patrick Faigenbaum, photographe français internationalement reconnu, traduit bien plus qu’une position empathique à l’égard des humains qu’il photographie. Ses photos sont belles et elles peuvent susciter une grande attention, notamment des Saintmerriens, pour quatre raisons. La chronique de Jean Deuzèmes
Quatre raisons d’aller voir cette exposition
Patrick Faigenbaum, né en 1954, vit et travaille à Paris, mais artiste apprécié internationalement il revient aussi régulièrement dans certains lieux du monde où il a de fortes attaches. Formé à la peinture, il s’est tourné rapidement vers la photographie de portrait, en développant un style pictorialiste, fait d’extrême rigueur, de lenteur et de silence devant les sujets. La Galerie Nathalie Obadia propose une mini-rétrospective émouvante montrant certaines constantes dans une posture très caractéristique.
Dans les clichés exposés, d’humain, de ville, de paysage ou même de fruit, son approche de portraitiste demeure la même, alors qu’il revisite de nombreux genres de la photographie.
Une attention particulière prêtée à cette rétrospective suggère que l’intérêt des Saintmerriens pourrait tenir à quatre raisons et serait largement partageable.
La première est évidente. La galerie se trouve rue du Cloître-Saint-Merry et le Centre pastoral avait noué des relations d’estime avec elle, jusqu’à accueillir un artiste performeur, Joris Van de Moortel. Cette galerie déploie une indépendance d’esprit bien connue et travaille avec des artistes d’une très grande sensibilité. Revenir dans cette galerie, c’est faire une plongée dans un quartier et un certain passé.
Deuxième raison : Patrick Faigenbaum travaille par séries, qui ne sont pas sans évoquer les thématiques de quelques-uns des groupes de StMerry Hors les Murs. L’art bien sûr, Voir et Dire a régulièrement fait des articles sur ce qui se passait dans cette galerie. Mais aussi « Que sont nos amis devenus ? », comme l’atteste la sollicitude des photos sur la fin de vie d’une femme : la mère de l’artiste. Le groupe « Solidarités » pourrait faire siennes les photos de migrants, la commission « Partage » pourrait se reconnaître dans la manière dont sont photographiés des paysages lointains, des sociétés lointaines, ouvrant sur d’autres horizons.
Troisième raison : le pictorialisme de Patrick Faigenbaum est une manière d’exprimer le contemporain de la photo en faisant référence à une tradition passée dans la peinture. C’est ce que les Saintmerriens ne cessent de faire : dire l’aujourd’hui en étant ancrés dans la tradition ; les «tradis» affirmant la tradition pour y ancrer l’aujourd’hui ! Chez lui, la nature morte est bien plus ” A still life”, tant la vie est toujours présente.
Mais la quatrième raison, peut-être la plus importante, est une question d’attitude : celle du photographe par rapport à ses sujets, qu’il écoute et respecte ; cela se traduit par une esthétique. On pourrait l’appeler la consolation dont parle si bien Christophe André dans son livre récent Consolations, celles que l’on reçoit et celles que l’on donne et qu’il distingue de l’empathie et de la compassion. Dans la fonction autrefois de l’Accueil ou dans leurs engagements actuels, les Saintmerriens essayent d’être dans ce registre.
Une œuvre intimiste et de silence
Famille Torlonia, 1986, ©FRAC Lorraine
Les pièces qui ont fait connaître Patrick Faigenbaum à la suite de son séjour à la Villa Médicis (85-87) ne se trouvent pas dans l’expo de la galerie : les grands « tableaux » en noir et blanc de groupes familiaux de l’aristocratie italienne dans leur vaste demeure, d’un autre temps, et l’un s’identifiant à l’autre. Atmosphères lourdes des généalogies.
Dans cette exposition, il ne reste également que peu de traces de sa vision de Paris que l’on avait pu découvrir au musée de la Vie romantique en 2012 (voir vidéo).
Il est passé à la couleur en 1997, tout en gardant parfois le même esprit : interroger les individus et leurs relations au monde, à leur demeure, aussi modeste soit-elle, à leur histoire. Suspendre le temps, cerner la question de l’identité par une photographie intimiste comme dans « Salavtorica. Santu Lussurgiu » le village de sa femme en Sardaigne, une vieille femme en 2005, ou un jeune adolescent, Raphaël en 2013. Dans les deux cas, il s’agit de percevoir le passage d’un état à un autre : le grand âge, l’adolescence ; la fin et le début dans la vie. Son approche rigoureuse traduit une relation affective aux lieux et aux sujets : un regard empreint de respect et de fidélité où l’usage savant de la lumière est fondamental.
Il construit une photo pictorialiste où la beauté de la peinture hollandaise du XVIIe se rappelle aux visiteurs, mais avec une caméra et non avec des pinceaux.
Dès l’entrée dans la galerie, un mur entier de 66 tirages couleur attire le regard.
Tous les clichés parfaitement alignés sont subtilement composés, le photographe se fait architecte.
Et pourtant, vus de près, ce ne sont que les fragments d’un appartement décoré avec goût, daté, dont la splendide lumière naturelle captée ne peut cacher la mélancolie qui en émane : « L’appartement de Suzanne Faigenbaum (1923-2015), rue de Clichy, Paris, 2016-2021 » est l’appartement demeuré vacant de sa mère, ancienne couturière, décédée en 2015. « Patrick Faigenbaum a voulu garder les traces des objets, des meubles, et des habitudes que l’on devine dans cet intérieur, ‘ comme un tableau en creux de la présence disparue’ (Jean-François Chevrier). » (Flyer de présentation)
Ces clichés sont l’inverse exact des photos antérieures d’aristocrates italiens ; par la couleur, les petits formats, l’absence de personnage, les souvenirs toujours vivants, ils manifestent la tendresse filiale et non plus la distance indifférente.
Les photos de cette mère sont accrochées sur un mur en vis-à-vis ; saisie dans sa maison de retraite avec des prises de vue qui vous subjuguent par leur humanité, la vieille dame continue à coudre ou donne peut-être la main à sa petite fille. Le point de vue, dans toute l’acception du mot, est en plongée, il rapetisse les corps, les couvre avec affection. En peinture ce point de vue est appelé celui de Dieu, ici il est filial.
Devant la rigueur de cet accrochage, on peut se souvenir de l’impressionnante série de portraits de sa mère en noir et blanc, présentée au musée de la Vie romantique (Paris – Proche et lointain- 27 septembre 2011 – 12 février 2012).
« Les nombreux clichés suivants de sa mère, alitée au soir de sa vie, ont été pris l’hiver dernier dans le huis clos de sa chambre à coucher. Déclinés en planches contact, ces fragments sans artifice résonnent d’un silence privé, traduisent la complicité du lien familial, frémissent de la confiance de la mère, impavide devant l’objectif de son fils. » Daniel Marchesseau, co-commissaire de l’exposition, in Dossier de presse.
De la consolation : une approche photographique
Christophe André définit la consolation comme tout ce que l’on offre à quelqu’un quand on ne peut réparer le réel qui le blesse. C’est aussi un aveu d’impuissance, un face-à-face avec quelqu’un qui accepte son statut ou un acte (en parole) qui permet de l’accepter.
Elle est différente de l’empathie, qui réside dans les soubassements de la consolation : entrer, cérébralement, en résonnance avec les émotions de l’autre : les bébés pleurent quand l’un d’entre eux pleure ; le sourire, les pleurs se transmettent entre adultes.
La compassion correspond au désir d’aider, de faire du bien à quelqu’un dans la peine, de prendre les moyens pour faire partager le malheur de l’autre, pour faire bouger individuellement ou collectivement les lignes. Les artistes utilisent leur art pour le faire[1].
La consolation tient d’une vision de la condition humaine et repose sur un constat que notre existence comprend la souffrance, le vieillissement, la mort. Elle repose sur un partage de reconnaissance : la vie est dure, nous sommes fragiles. C’est un moment d’expression d’humanité.
C’est bien de consolation dont parle, avec son regard, Patrick Faigenbaum. L’humanité de son attention imprégnait déjà sa célèbre photo « Boston (1974) » où il saisissait un SDF assis endormi, ou malade, s’accrochant de la main à son banc avec un mur rayé par le temps en arrière-plan : un homme simplement.
Catherine Grenier, dans son livre L’art contemporain est-il chrétien ? avait déjà commenté l’attrait de certains artistes pour ce type de situation allégorique, la chute de l’homme d’aujourd’hui, loin de la photo humaniste telle qu’on pouvait la voir dans la célèbre exposition « Family of Man ». Avec sa sensibilité propre, Patrick Faigenbaum anticipait le retour au réalisme des années 80-90, loin de l’autofiction d’alors. Ce cliché était fondamentalement moderne, avant la vidéo d’Anri Sala[2].
Ce rapport à l’homme de la rue est au cœur de sa série « Rue de Crimée, Paris 2020-2021 » où il saisit la réalité des sans-abris, dans une rue proche de la sienne, la réalité de leur vie, froide comme les couleurs des clichés le sont. Mais ni voyeurisme ni misérabilisme : Patrick Faigenbaum est un photographe de la dignité.
Ses clichés sont très différents de ceux d’Andres Serrano sur les SDF que l’on a pu voir en 2016 à la Maison européenne de la Photographie.
Avec en filigrane des visages de l’Amérique de Trump et d’ailleurs, ces clichés obtenus avec une savante mise en scène, tirés en très grand format, avec des couleurs fortes, relevaient d’une attitude militante ou provocatrice : « Andres Serrano nous invite à regarder et à réhumaniser ces hommes et ces femmes devenus invisibles aux passants que nous sommes. » peut-on lire sur le site de la MEP. Il y a ici une scénographie de la compassion.
Chez Patrick Faigenbaum, la discrétion et la consolation sont préférées à une compassion colorisée.
Nature, paysage, vanité.
Patrick Faigenbaum a exploré bien d’autres genres picturaux où la nature tient une place importante, mais toujours avec le même regard, bien ajusté à l’objet.
Le sens de la composition, témoignant de sa formation initiale de peintre, se trouve exalté dans ses natures mortes qui rappellent le grand art hollandais du XVIIe. Sa « Composition autour d’une grappe de raisin, Santulussurglu, 2019-2021 » fascine par sa maîtrise du jeu de la lumière
« Le citronnier, Santulussurglu, 2019-2021 » est un grand format composé de quatre « tableaux », chacun tout aussi splendidement construit, qui introduisent une présence humaine sous la forme d’une simple main. La subtilité visuelle de l’œuvre en cache une autre : le cliché a été pris en Sardaigne, le village de sa compagne, le milieu familial où il a fait bien d’autres photos. Mais la posture est toujours la même, celle de « L’appartement… » ou de la série des aristocrates italiens : lier le lieu et le sujet, ou l’objet. Comme dans des œuvres sur le Bengale, objet de la précédente exposition chez Nathalie Obadia en 2015, les fruits choisis sont des métaphores, celles du milieu rural qui entoure l’artiste.
Arrangement de fruits. Dover Lane, Ballygunge, Kolkata sud (2), octobre 2014, a la composition des Vanités du XVIIe. Mais ici le genre est écarté, car il n’y a ni mouches, ni traces de pourriture ou de découpe des fruits suggérant leur fin prochaine, une allégorie de la vie humaine. Ici tous les fruits sont intacts et beaux. Un hymne à la générosité de la nature et de la vie. Une table d’offrande, à l’indienne ? On pense surtout aux grandes compositions de Cézanne (pommes et poires, moins exotiques) ou Chardin.
Colline San Giuseppe, Santulussurgiu (1), 2019, est un étrange paysage par son moyen format, mais très large. Le photographe dessine : une ligne d’horizon, une simple colline, ronde qui prend du volume. Mais ici, les arbres touchent le ciel, un état d’âme, une élévation ? Un apaisement sûrement, un territoire à questions personnelles pour une photographie du temps de confinement.
Le grand format « Bremerhaven, 1997-1998 » est ancien et attire aussi l’attention et, pourtant, il n’y a rien d’extraordinaire à voir.
Cet avant-port de la ville de Brême, au débouché du fleuve Weser sur la mer du Nord, a été détruit durant la Seconde Guerre Mondiale, tout y est donc récent. Ce qui n’a pas bougé en revanche, c’est le paysage et sa froideur. C’est pourtant dans ce lieu sans intérêt que Patrick Faigenbaum a basculé du Noir et Blanc à la couleur alors que son intérêt quitte les généalogies familiales pour les villes. Comment en faire un portrait ? Parce que l’on ne sait rien de l’état intérieur de l’artiste à cette époque, hormis qu’il était en résidence d’artiste dans cette ville, on est réduit à chercher la signification de ce cliché marqué par l’étrangeté : on n’y voit que des hommes et des femmes, mais cette fois-ci de dos, des inconnus donc, un portait de groupe très composé avec des personnes pourtant dispersées, dans une tonalité de gravité où la brillance de l’eau, l’espace de déambulation, l’horizon sont les vrais sujets. Le vide moderne ? Beaucoup plus le temps qui tient, celui du “Still life”.
Un grand art qui décline le concept de portrait, subtilement et avec un sens aigu du temps, de la mémoire, du respect du sujet : à la recherche de la justesse par la beauté de l’image. Une mise en écho visuel de la vie présente derrière le terme de Consolation.
Jean Deuzèmes
Galerie Nathalie Obadia. 3 rue du Cloître-Saint-Merri. 18 janvier-5 mars 2002
Photos : Jean Deuzèmes et Courtesy © Galerie Nathalie Obadia
Ps118.50 « Elle est ma consolation dans mon épreuve : ta promesse me fait vivre ».
Za1.13 « À l’ange qui me parlait, le Seigneur répondit des paroles de bonté, des paroles de consolation. »
[1] C’est en ce sens que Maxim Kantor est un peintre de la compassion, quand il peignait la pauvreté de l’union soviétique des années 70-80, ou encore quand il représente l’humanité dans sa grande œuvre donnée à Saint-Merry en 2015 : Merry Cathedral.
[2] En 2001, Anri Sala filma une courte séquence (1’40) dans le Duomo de Florence. « Uomodomo » : un homme de la rue dormant assis sur un des bancs cherche à se rattraper en se raccrochant au bord de manière réflexe, dans l’indifférence des personnes passant derrière. Une image de l’homme seul, rejeté, face à la chute, thème qui hante un certain nombre d’artistes. Voir une image significative de la vidéo.