Poutine, minable fonctionnaire et dictateur patenté, n’est pas seulement le « digne » continuateur des méthodes criminelles de l’ex KGB. Sa politique expansionniste et sanglante à l’égard de l’Ukraine, après et probablement avant d’autres hold-up de souveraineté, veut s’inscrire dans cette longue histoire de l’hégémonie russe sur le monde slave et les contrées que ce pays a estimée et estime encore nécessaire pour sa sécurité. Aujourd’hui avec l’Ukraine sous les bombes, les morts, les ruines, les exodes, Poutine se drape dans les oripeaux de Pierre le Grand ou de Catherine. Comme s’il ouvrait une nouvelle page écrite avec le sang de l’histoire entre ces deux pays.

Vladimir Poutine

Celle-ci, et avec quelques simplifications, peut se décliner en cinq grandes séquences afin de débrouiller un peu la complexité du passé. La première période commence avec l’« État de Kiev » (à partir du IXe siècle), totalement autonome par rapport à la « Russie » mais singulièrement affaibli dès le XIIIe siècle par l’occupation mongole et les ambitions de la Lituanie. L’Union de Lublin (1569) entre cette principauté et la Pologne, destinée à constituer désormais la République des Deux Nations, mit la plus grande partie de l’Ukraine sous domination polonaise avec la volonté de catholiciser une partie de la population et du clergé. C’est justement contre cette emprise « occidentale », source de luttes religieuses très vives, mais plus encore par la résistance des Cosaques, à la fois peuple installé et organisation militaire, qu’avec le traité de Péréjaslav (1654) signé avec la Russie, s’ouvre un deuxième moment. Traité ambigu puisque cette dernière le considérait comme une marque d’allégeance (soumission des paysans à l’administration tsariste, clergé dépendant du patriarcat de Moscou) alors que l’Ukraine (en fait sa partie orientale, Kiev comprise, l’autre restant sous contrôle polonais) le tenait pour une simple alliance protectrice.

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Pierre le Grand (1672-1725), par Paul Delaroche, 1838,
Kunsthalle, Hambourg.

À partir de ce moment le pouvoir moscovite n’eut de cesse de développer une politique d’assimilation, notamment avec l’imposition de la langue russe. En réponse, la résistance menée justement par les Cosaques se fit plus vive. Comme l’illustre la politique de l’hetman (chef) des Cosaques, Mazeppa. D’abord soutien militaire de Pierre le Grand, il se tourne vers la Pologne en 1703 puis s’allie avec la Suède lors de la guerre du Nord (1700-1721). La défaite suédoise de Poltava (1709) mit fin à ses velléités d’indépendance. Désormais, pour les Russes, l’Ukraine était une province de l’Empire et les Cosaques seulement une force militaire. À la fin du XVIIIe siècle, les trois partages successifs de la Pologne (1772,1793, 1795) permettent à la Russie de récupérer la partie occidentale de l’Ukraine puis d’annexer la Crimée (1783-1792) au détriment de l’Empire ottoman, laquelle ne sera rattachée à l’Ukraine qu’en 1954.

S’ouvre alors une troisième période moins riche en événements géopolitiques mais tout aussi importante pour la suite. Au cours d’un long XIXe siècle (jusqu’à la Révolution de 1917), trois éléments méritent d’être mis en valeur. D’abord la renaissance d’une littérature et d’une culture ukrainiennes, source d’une histoire reconstruite au service d’une conscience nationale sans réelle doléance séparatiste. Ces courants intellectuels prirent une sensible dimension politique après la guerre de Crimée (1853-1856). L’effervescence de mouvements nationalistes s’appuie sur des sociétés secrètes avant de toucher des couches de plus en plus larges de la population ; les revendications portent non seulement sur la reconnaissance de l’originalité culturelle (puisque la langue ukrainienne reste interdite) mais aussi sur des réformes sociales et économiques alors que, troisième élément, l’Ukraine devient la plus grande région économique de l’empire : céréales, charbon, sidérurgie, ouverture sur la mer Noire (Odessa fut fondée en 1794)

La Révolution de 1917 marque une nouvelle étape. Même si Lénine dès 1913 écrivait qu’« À toutes nations composant la Russie doit être reconnu le droit de se séparer librement et de se constituer en états indépendants », concrètement les choses furent moins claires. Si le gouvernement provisoire proposait à l’Ukraine un statut d’autonomie administrative dont étaient exclus le Donbass et les rives de la mer Noire, la Rada (parlement) ukrainienne, en novembre 1917 vota la création d’une République populaire avant la proclamation de l’indépendance en janvier 1918. À ce titre, le nouvel état signa une paix séparée avec l’Allemagne dont les troupes en guerre avaient envahi le territoire. Mais la défaite allemande sonna la fin de l’indépendance en novembre 1920. Dès lors, la rigoureuse soviétisation du pays ne toucha pourtant pas la langue, même si le bilinguisme fut favorisé par l’arrivée de Russes qui feront souche souvent avec la multiplication des couples mixtes. Traces douloureusement présentes aujourd’hui.

Face à l’invasion nazie, l’Ukraine se trouve en première ligne et subit des exactions et pillages systématiques, le pays perdra entre six et sept millions d’habitants, même si quelques dirigeants, enclins à croire la promesse d’une nouvelle indépendance, se compromettent avec l’envahisseur. Après sa longue libération militaire (août 1943/juillet 1944), la lutte des Soviétiques contre le nationalisme ukrainien se poursuivit même après 1953.

On évoquera la dernière phase en citant la remarque, mal inspirée, de l’historien Roger Portal écrite en 1970 : « Il est plus que douteux qu’actuellement la population ukrainienne veuille prendre en main totalement son destin et se séparer de l’Union soviétique ». C’était sans compter bien sûr avec la chute du mur de Berlin, sur la déliquescence du pouvoir du Kremlin qui provoqua la nouvelle déclaration d’indépendance du pays le 24 août 1991 en réponse au coup d’État manqué de la vieille garde communiste quelques jours auparavant. Lors du référendum du 1er décembre, le « oui » l’emporta à plus de 90 % et l’accord de Minsk une semaine après avec la Russie et la Biélorussie scellait le fait. Pour autant, dès les années 2000, les Russes ne renoncèrent pas à soutenir des candidats présidentiels (Ianoukovitch) qui leur étaient favorables jusqu’au soulèvement de la révolution Orange de novembre-décembre 2004 contre cet état de fait. On connaît la suite…

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Manifestation pour l’Ukraine, Paris (Place de la République), 5 mars 2022.

Que retenir de cette complexité géopolitique due en partie à la situation de l’Ukraine, si souvent passée sous l’influence de « grands » voisins (Pologne, Lituanie, Russie) ? Sinon que les périodes d’indépendance à compter du XVIe siècle restent rares et fragiles, que les richesses productives de ce pays sont à la fois une force et une faiblesse, que la langue, mais ce n’est pas une spécificité, constitue un enjeu culturel de premier plan et surtout que la Russie, sous sa forme impériale, soviétique ou faussement démocratique, n’a jamais supporté la présence à ses frontières de l’entité ukrainienne d’autant que cette dernière regarde désormais politiquement, militairement, économiquement vers l’Occident. On s’étonne quand même que certains des candidats à la présidentielle française qui se piquent volontiers de faire de l’histoire à leur sauce populiste n’aient pas fait référence à cette longue obsession russe devenue sous nos yeux une entreprise criminelle. Mais ceci explique évidemment cela.

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Alain Cabantous

Historien, spécialiste de l'histoire sociale de la culture en Europe (17e-18e s.), professeur émérite (Paris 1 - Panthéon-Sorbonne et Institut Catholique de Paris). Dernières publications : Mutins de la mer. Rébellions maritimes et portuaires en Europe occidentale aux XVIIe et XVIIIe siècle, Paris, Cerf, 2022 ; Les tentations de la chair. Virginité et chasteté (16e-21e siècle), avec François Walter, Paris, Payot, 2019 ; Une histoire de la Petite Eglise en France (XIXe-XXIe siècle), Le Cerf, 2023.

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