Lors du premier tour des présidentielles, le 10 avril dernier, l’abstention a atteint 26 % des inscrits. C’est moins qu’en 2002 (plus de 28 %) mais beaucoup plus qu’en 2017 (22,2 %) même si l’élection du président de la République est encore celle où le refus de voter reste limité. Pourtant, à y regarder de plus près, cette proportion masque de sensibles disparités. Sociologiquement, si 19 % des retraités sont dans ce cas et si le pourcentage des cadres équivaut à la moyenne nationale, celui des ouvriers monte à 33 % et celui des tranches d’âge les plus jeunes (16-34 ans) dépasse largement les 40 %. Géographiquement aussi, les écarts sont importants entre les départements civiques, de la Haute-Loire aux Pyrénées-Orientales, et ceux de la couronne parisienne par exemple. Or, le droit de vote en France qui, contrairement à d’autres pays européens, n’est pas obligatoire, résulte d’une longue bataille surtout au cours de la période qui encadre les grands mouvements protestataires de la Révolution de 1789 à celle de février 1848, prélude à la Seconde république. C’est d’ailleurs au terme de ce soulèvement que le décret du 5 mars 1848 reconnut le suffrage universel direct et… masculin.
Jusque-là et exception faite de l’élection des députés de la Convention en 1793, chaque régime s’est évertué à édicter un certain nombre de règles pour limiter cette expression politique. Le sexe bien sûr, l’âge (25 ans puis 21 ans après 1795, 30 ans en 1815), la fixité géographique avec la nécessité de résider au moins un an dans la même commune (constitution de l’an VIII) ou d’avoir fait une campagne militaire (constitution de l’an V) afin peut-être de lutter contre la désertion mais plus encore en faisant intervenir les niveaux de fortune. Ce suffrage dit censitaire fut établi dès 1791, distinguant les fameux « citoyens actifs », maintenu et même renforcé pour différencier les électeurs des éligibles. La Charte de 1815 prévoyait même qu’il faudrait payer une contribution fiscale de trois cents francs au moins pour bénéficier du bulletin de vote (en comparaison, cette somme équivalait environ à une année de revenus pour un domestique) ; somme généreusement réduite à deux cents francs après les Trois glorieuses de juillet 1830. En outre, plusieurs constitutions avaient poussé le raffinement à établir des degrés électifs pour ajouter au suffrage censitaire un suffrage indirect.
Faut-il préciser que le décret de mars 1848 fut acquis de haute lutte et que la révolution de février elle-même eut comme cause immédiate la fin de la campagne des banquets ? Lancée en 1840, après que Thiers puis Guizot se sont opposés avec virulence au suffrage universel, cette initiative avait pour but de faire pression pour obtenir ce droit grâce à la réunion de ses partisans à travers toute la France. Le dernier banquet qui devait se tenir à Paris fut interdit par le gouvernement alors que les étudiants et les ouvriers étaient déjà mobilisés. On connaît la suite tragique. Faut-il préciser encore que l’autre moitié du ciel dut attendre avril 1944 pour être autorisée à glisser un bulletin dans l’urne ? Ces messieurs les politiques estimaient que l’isoloir n’était pas la place de femmes et de mères qui, en outre, étaient soupçonnées d’être directement sous la coupe d’un clergé déjà largement conservateur.
Ainsi que l’exprime Pierre Rosanvallon, « de la Révolution à la fin du XIXᵉ siècle, la question du suffrage universel a été au centre des passions sociales, des affrontements politiques et des perplexités intellectuelles. Elle a noué ensemble toutes les interrogations sur le sens et les formes de la démocratie moderne : rapport des droits civils et des droits politiques, de la légitimité et du pouvoir, de la liberté et de la participation, de l’égalité et de la capacité. Si la démocratie est à la fois un régime (la souveraineté du peuple) et une religion (la célébration d’une société des égaux), elle trouve dans le suffrage universel sa double matrice » (Le sacre du citoyen, Gallimard, Paris, 1992).
D’où l’importance de l’enjeu. C’est la raison pour laquelle, si les votes blancs ou nuls sont parfaitement justifiés, l’abstention volontaire me semble coupable envers l’histoire et les combats de la démocratie. C’est d’ailleurs le seul point d’accord que j’ai avec le conseil permanent de l’épiscopat français qui appelle au vote dans sa nouvelle recommandation du 14 avril 2022 [mfn]« C’est à l’intelligence, à la conscience et à la liberté de chacun que s’adressent les évêques, avec la gravité que requièrent l’évènement, l’état de notre pays et les crises qui traversent notre monde », « l’importance de voter et de le faire en conscience, à la lumière de l’Évangile et de la doctrine sociale de l’Église ».
Déclaration du conseil permanent de l’épiscopat français (13 avril 2022)[/mfn].
Comme en 2017, par pusillanimité, ils ont encore refusé d’appeler à faire barrage au Rassemblement national. Il est vrai, mais ce n’est nullement une excuse que 40 % des catholiques pratiquants n’ont pas hésité à porter leur suffrage sur les partis d’extrême droite. Au nom de quoi déjà puisque ce ne peut être au nom de Qui ?