Un paysage enneigé. Des enfants qui se chamaillent, jouent dans la neige ou lancent leurs toupies sur la surface gelée d’un étang. Plus loin, un homme empile du bois et des fagots, d’autres portent de lourds paniers ou traînent un tonneau, certains construisent un abri, d’autres encore se réchauffent près du feu devant une imposante ferme en briques rouges. Au premier plan sur la gauche, on tue le cochon. C’est décembre.

Bruegel Le Dénombrement Marie Et Joseph Détail
Bruegel, Le Dénombrement de Bethléem, Marie et Joseph (détail).

Rien ou presque ne laisse présager le caractère sacré du tableau. L’extraordinaire se manifeste dans l’ordinaire sans clameur, sans coups de trompette, dans l’indifférence générale. Pas d’emphase ou d’effets spéciaux : la contemplation silencieuse convient au mystère.
Dans Le Dénombrement de Bethléem (1566), on retrouve toute la verve de Pieter Bruegel l’Ancien, son regard d’ethnologue, sa connaissance du monde paysan et de ses rituels. Il faut du temps pour reconnaître dans ce village flamand un autre village, la « Maison du pain », en Palestine, d’autres personnages, Marie et Joseph, et les deux animaux de nos crèches, l’âne et le bœuf. À la manière des grands maîtres, Bruegel nous dit que l’histoire sacrée est toujours histoire contemporaine, et que ce qui s’est passé jadis à Bethléem se déroule dans un village du Brabant plus de mille cinq cents ans après, le passé et le présent étant une réalité spirituelle, non pas trivialement chronologique.

Bruegel Dénombrement Auberge De La Couronne Détail
Bruegel, Le Dénombrement de Bethléem, détail.

Voici donc la foule qui se presse devant l’Auberge de la Couronne, pour le recensement, comme jadis, « à l’époque où Quirinius était gouverneur de Syrie » et Joseph allait de Nazareth à Bethléem, la ville de David, « pour se faire recenser avec Marie son épouse, qui était enceinte » : il était, en effet, de la maison et la famille de David (Lc 2, 1-5). Nous connaissons la suite de l’histoire, toujours grâce à l’évangéliste Luc (2, 6-7) : « Pendant qu’ils étaient là, le jour où elle devait accoucher arriva : elle accoucha de son fils premier-né, l’emmaillota et le déposa dans une mangeoire, parce qu’il n’y avait pas de place pour eux dans la salle d’hôtes ».

Bruegel Dénombrement Le Soleil
Bruegel, Le Dénombrement de Bethléem, détail.

Bruegel nous montre Marie et Joseph comme des voyageurs ordinaires, deux inconnus au milieu de la foule. Un jour nouveau se lève – à l’horizon on en voit le soleil –, mais les chœurs des anges ne sont pas encore là : le Messie arrive dans le silence et le dépouillement. Aux théophanies éblouissantes, il préfère l’anonymat des sans-abri.  « C’est de l’inconnu et comme inconnu que le Seigneur arrive toujours dans sa propre maison et chez les siens : “Je viens comme un voleur” (Ap 16, 15 ; 3, 3) », écrit Michel de CerteauL’étranger ou l’union dans la différence, Desclée de Brouwer, Paris, 1991, p. 13..

Il y a là une vérité constitutive de la foi chrétienne, un dynamisme que les pesanteurs de l’histoire nous ont fait souvent oublier, au profit de la sécurité, du confort, des certitudes et des règlements gravés dans la pierre, des traditions immuables et des rites cristallisés. Disciples d’un Maître itinérant, du « Fils de l’homme qui n’a pas où poser la tête » (Mt 8,20), les chrétiens savent cependant que le provisoire est le temps de la grâce, temps opportun. Et que la « dynamique du provisoire » – comme nous le rappelait frère Roger de Taizé dans un livre de 1965 toujours d’actualité – est l’ouverture à l’inédit, à la nouveauté de l’Esprit. C’est se laisser interroger par l’histoire, être prêt à se mettre en mouvement et en jeu. Car si le chrétien est homo viator, toute l’Église est en chemin. Et « ceux de la Voie » (Actes 9,2), le premier nom des disciples de Jésus. Dans la SeptanteTraduction en grec de la Bible hébraïque, au IIIe siècle av. J. C. et plus tard dans les écrits du Nouveau Testament, le terme « pároikos » désigne l’étranger de passage, le marginal, le travailleur occasionnel, celui qui n’a pas de domicile fixe. Par quelle trahison étrange ou inconsciente, alors avons-nous fait du « responsable de la paroisse », celui que nous appelons « curé », un sédentaire ? Et des chrétiens, un peuple récalcitrant à l’incertitude de la vie en chemin, à la nouveauté et au changement ?

Bruegel Dénombrement Pélerins Détail
Bruegel, Le Dénombrement de Bethléem, détail.

Les sociologues webériens diront que c’est le prix à payer pour le passage de l’état de mouvement à celui d’institution et que l’Église n’échappe pas à la règle de tout organisme social. La théologie académique mettra à juste titre en garde contre une vision romantique des origines chrétiennes. Mais la question conserve toute son actualité, maintenant que l’Église fait l’expérience de la dimension synodale. Et qu’elle se découvre fragile, vulnérable, ballottée par les vagues de la modernité et par les scandales provoqués par la mauvaise herbe du cléricalisme. C’est le temps de la lassitude et du doute, où résonnent les paroles du Maître : « Voulez-vous partir, vous aussi ? » (Jn 6, 67). Mais un temps de semailles, si au lieu de regarder en arrière comme la femme de Lot, elle sait se laisser interroger par l’Autre, l’étranger, le « trouble-fête » , celui qui ébranle nos certitudes.

C’est ce paradoxe d’un Dieu caché – de cet « inconnu qui est toujours le méconnu »Michel de Certeau, cit., p. 16. – que nous révèle le mystère de Noël. Et que Bruegel a traduit en images. Un paradoxe qui invite toute l’Église à sortir de ses temples pour accueillir l’étranger, le sans-abri, le prisonnier. À se mettre en route et à se laisser dérouter par cet inconnu qui prend aujourd’hui le visage d’un enfant.

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Pietro Pisarra

Journaliste et sociologue, il a été correspondant de la télévision italienne à Paris et enseigné pendant presque vingt ans à l’Institut Catholique.
En français, il a publié « L’évangile et le web. Quel discours chrétien dans les médias », éditions de l’Atelier, 2000. En italien, il vient de publier « La mosca nel quadro. L’arte svelata », Ave, Roma, 2021.

  1. José MANDIANGU says:

    Bonjour,
    Et merci à Pietro pour cette méditation qui nous met en lumière Noël, la descente du divin dans l’humain, la naissance et le passage à la liberté pour la vie à recevoir et à partager.
    La lumière de Noël est unique. José

  2. guy aurenche says:

    Quel beau cadeau tu nous fais cher Pietro que cette méditation vibrante et artistique, créative et profonde. Tu rends présent à “notre actualité” l’évènement qui ,sans éclat et sans bruit, nous rejoint dans ce qu’il y a de plus banal et extraordinaire à la fois : l’aventure de la confiance partagée par nombre de nos frères et soeurs , parmi lesquels une certaine Marie, un certain Joseph.

  3. Geneviève P M says:

    Un grand merci cher Pietro pour ce texte si fort que tu nous donnes, à partir de Bruegel, en passant par Michel de Certeau. Tu rends cette oeuvre de 1566 tellement actuelle et présente que l’on se trouve vraiment dans l’éternité.
    Merci pour ce magnifique cadeau de Noêl !

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