Sa rétrospective du Centre Pompidou peut dérouter, car sa peinture pourtant figurative est complexe. Mais on y découvre surtout une montée en spiritualité : après le christianisme, un judaïsme joyeux qui pousse le visiteur au risque de l’interprétation. La chronique de Jean Deuzèmes
Un questionnement sans fin ?
Dans les années 70, on clamait la fin de la peinture ; en 2022 la rétrospective Gérard Garouste au Centre Pompidou montre au contraire sa puissance.
Surnommé « l’intranquille », le peintre est l’un des plus commentés mais demeure toujours déroutant alors qu’il vient pourtant de la tradition classique. Sa peinture fascinante est complexe et les cartels n’ont qu’un rôle d’introduction. Le Centre Georges Pompidou accentue le caractère protéiforme, voire gargantuesque, de sa démarche avec 140 tableaux, quelques installations et sculptures.
(Photo : L’Etudiant et l’Autre lui-même, 2007, détail)
Si Boltanski était un créateur de mythes contemporains, Garouste, lui, est un interprète des mythes anciens, à commencer par la Bible. S’il a produit des tableaux et des vitraux très intéressants, il a depuis réglé ses comptes avec le catholicisme de sa jeunesse, ainsi qu’avec son père collabo, et s’est tourné vers le judaïsme dans les années 2000 et nourrit autrement son goût mystique. Conformément à cette tradition, il ne cesse d’interroger par son pinceau jusqu’au bout de la folie des formes et des couleurs. L’interprétation et la vérité sont ses questions centrales. En conséquence, le spectateur est moins face à l’œuvre que face à lui-même, car l’artiste lui demande d’être interprète à son tour de ses tableaux.
Voir et Dire a réalisé un dossier illustré conséquent sur le parcours artistique de cet autodidacte qui a commencé par la décoration. Lire « Gérard Garouste. Puissance de la peinture ». Pour Saint-Merry-Hors-les-Murs, il est proposé une analyse des travaux les plus récents.
La Bible et le Talmud sont à la fois sujets des tableaux et clefs de sa pensée, de sa posture de peintre. Si chacune de ses œuvres ressemble à de l’intertextuel visuel il affirmait toutefois en 2021 :
« Dans les années qui viennent, je voudrais poursuivre cette figuration qui développe des thèmes talmudiques. Par les mises en scène de mes tableaux qui se réclament davantage de la poésie que de la compréhension, je m’obstine à solliciter la complicité du spectateur et à convoquer son imaginaire. Cependant, j’ai conscience du fait que, plus j’avance en peinture, plus mon propos est obscur. Car le monde qui m’entoure est obscur. » (Catalogue p. 61)
La peinture comme creuset de la pensée
La rétrospective 2022 permet de voir (ou de revoir) des œuvres d’avant les années 2000 qui circulent peu. On lit le lent passage de l’autoanalyse du peintre, dans les années 70, à l’havrouta, ce dialogue avec un maître (le rabbin Marc-Alain Ouaknin) autour des textes bibliques.
H’avrouta (la Martre et Pinocchio) 2019
Gérard Garouste et Marc-Alain Ouaknin sont dans la joie d’échanger durant leur séance hebdomadaire autour de l’étude de la Bible. Le maître et l’élève se nourrissent mutuellement, sans méthode, sans hiérarchie. Garouste puise dans cet exercice de nombreux sujets pour ses œuvres tout en faisant référence à des créations antérieures. L’artiste s’est déjà représenté en Pinocchio par esprit de jeu et pour questionner la vérité en peinture. La martre provient de leur travail commun sur Kafka : dans l’une de ses nouvelles ce petit animal apparaît sur une corniche de synagogue et fait l’objet de nombreux développements talmudiques, mais aussi artistiques.
La peinture de Gérard Garouste est sans concession, elle peut créer l’effroi et bousculer toutes les certitudes, car la bipolarité, au-delà de celle de l’artiste, plane en permanence : style classique/ surréalisme ; le visuel / le textuel ; le figuratif jusqu’à l’abstraction ; le savant de l’art / le carnavalesque populaire ; l’exorcisme d’une histoire familiale délétère / l’universalisme de la peinture ; le gigantisme des installations / des tableaux de la pensée intime, etc.
Le Masque de chien, 2002
Les autoportraits de Garouste sont nombreux et les paysages tiennent une grande place dans ses œuvres. Ici, il porte un masque de chien sous son bras, l’animal symbolisant par son flair l’intuition. Les deux petits personnages ont aussi un chien, ils font référence à deux figures qu’il a inventées dans les années 70 à partir d’un rêve. Le « Classique » représente le côté apollinien de tout être en lien ou en rupture tandis que « l’Indien », exprime son côté dionysiaque. Ils vont toujours par deux et sont indissociables de la personnalité de chacun. Mais dans le tableau, les pieds de l’artiste sont ici tournés vers l’arrière, indiquant qu’il n’y a pas une seule direction pour avancer. C’est aussi une justification, ou une invitation à l’errance dans la production artistique et l’interprétation.
Après avoir souvent évoqué le traumatisme de la découverte des secrets de sa famille, et pas seulement les exactions d’un père antisémite et pétainiste, le choix de mythes lui a permis de viser l’universel et d’inscrire dans un temps illimité sa quête des valeurs y compris celles de la peinture. Chez lui la découverte et l’interprétation sont jouissives et sans fin. Avec ses multiples personnages, il est un maître du genre narratif.
Les pourfendeurs du peintre qui dénonçaient son style figuratif et sa non-prise en compte des urgences ou enjeux du temps présent se font moins nombreux. L’implication sociale dans son association La Source, qui vise la resocialisation de nombreux jeunes vivant des situations sociales difficiles, est bien connue. Il les a fait accéder à l’art, en leur permettant d’exprimer leur propre créativité. On ne stigmatise plus son statut de peintre quasi officiel, tant il est reconnu dans le monde entier.
Ces personnages entre figuration et abstraction ont été peints sous l’influence de la lecture de Kafka et correspondent aux recherches actuelles de Gérard Garouste.
« Ce que j’attends de la peinture figurative, c’est que le sujet soit dérangeant, être en porte-à-faux. Les artistes que j’aime dans l’histoire de l’art sont des artistes dérangeants.» (in Catherine Grenier, Vraiment peindre. 2022). Si le spectateur est souvent troublé par ce qu’il voit, il ne peut échapper à la puissance d’attraction, de séduction renouvelée des œuvres. Les titres déroutent, les cartels de la commissaire de la rétrospective sont très courts, clairs et efficaces : ils invitent le spectateur à travailler par lui-même, à puiser dans ses propres richesses imaginaires ou ses connaissances pour trouver un (et non LE) sens de ce qui lui est présenté. Garouste le pousse au risque de l’interprétation.
Pinocchio et la partie de dés, 2017
Les tableaux sont pour lui des jeux philosophiques et poétiques, comme dans tout jeu qui stimule notre pensée, mais en creux indique qu’il y a des règles. Sa satisfaction à trouver des concepts et des associations est patente, et elle crée la surprise ou provoque le rire comme dans la série Zeugma ( lire Voir et Dire ). Il y a un arrière-plan théorique et analytique dans ses œuvres qu’il aime à commenter oralement. Il suffit de regarder ses autoportraits, le sourire est très souvent là.
Le Banquet, 2021
Lire commentaire de cette œuvre magistrale sur Voir et Dire.
Depuis son enfance, l’artiste aime à peindre ; il communique son plaisir de créer y compris à ceux qui abandonnent l’objectif de tout comprendre. Ces œuvres ne sont pas des improvisations, car elles sont longuement préparées, selon la coutume classique, par des lectures, des méditations, des carnets de dessin, des esquisses ; mais quand l’artiste commence à peindre, c’est l’œuvre qui prend le dessus, qui échappe à Gérard Garouste lui-même. Un bon exemple est donné par le commentaire de Marc-Alain Ouaknin du triptyque, Le banquet, qui occupe 20 pages du catalogue !
Si l’on a pu dire que, pour comprendre la Kabbale, il fallait passer par les livres de Franz Kafka, on pourrait dire que pour entrer dans le Talmud, il faudrait passer par l’œuvre de Gérard Garouste, avec ses multiples détails qui sont comme les fameux ajouts de discussion dans ce grand texte. Par l’étirement des visages, par la recomposition des silhouettes des amis et des membres de la famille qu’il prend avec tendresse comme modèles, il fait l’équivalent des jeux de mots et de lettres dans les textes. L’intertextualité trouve son équivalent dans le visuel de Garouste.
Le Clown blanc et l’Auguste, 2019
Ils sont complémentaires comme le Classique et l’Indien. Le Clown blanc montre les équations de Maxwell qui expliquent scientifiquement la lumière. L’Auguste avec son chapeau où est écrit lumière en hébreu fait référence à la Genèse. Deux codes grec/hébreu ; deux figures pour évoquer la lumière ; deux attitudes face à la vie : la figure poétique / la figure désarmée (Lire article sur le clown dans Voir et Dire).
Alors que l’on a clamé la « fin des grands récits », Garouste, lui, les prolonge, les réinterprète sans cesse. C’est un homme du lien passé-présent, où l’histoire personnelle est mêlée aux récits collectifs, mais pas à la grande Histoire.
L’art de Garouste est initiatique. À chacun de décider s’il y entre en prenant le risque de la complexité et de ne pas tout comprendre. Mais quelle joie pour le spectateur quand il entrevoit des rapprochements entre les composantes d’œuvres esthétiquement fascinantes !
Jean Deuzèmes
Un bel article qui m’a aidée à comprendre mieux ce peintre !