En ce début d’année où le temps est le thème de nos relations et de nos souhaits, l’œuvre vidéo d’Anri Sala ouvre à la contemplation en nous faisant perdre les repères temporels et spatiaux de la rotonde de la Bourse de Commerce, Fondation Pinault, où elle est placée. La chronique de Jean Deuzèmes.
Épilogue d’une grande exposition « Une seconde d’éternité » (16 juin 22-16 janvier 23) qui s’est cependant renouvelée plusieurs fois, Time No Longer (2021), Il n’est plus de temps, est l’une des quatre vidéos de l’artiste franco-albanais né en 1974, qui vit et travaille à Berlin, probablement la plus cosmique. Comme dans la plupart de ses autres œuvres, l’artiste sculpte les sons et les met à l’échelle des architectures ou des lieux où elles sont projetées. On parle beaucoup des œuvres immersives, celle-ci délivre la quintessence de cette expérience sensible, loin des blockbusters américains :
« J’aime à placer une idée, un espace, sous l’influence du monde, pour les mettre en fréquence par le biais du son et de la musique, les faire entrer en vibration. » (Catalogue)
Il n’y a rien d’illustratif, de narratif dans cette œuvre : « La musique permet de partager sans dire ce à quoi il faut penser. » (France Musique, 12 octobre 2022)
Il y a en revanche une dimension cérémonielle et mémorielle sous cette coupole qui symbolise la voûte céleste, le cosmos, alors que cet espace central était dévolu, à l’origine, à l’échange des marchandises.
Techniquement, on a accès à l’apogée actuel de la technique : un écran courbe de 33 m épousant la courbure de l’architecture, d’une netteté étonnante ;un son puissant et précis enveloppe le corps et l’esprit.
Réalisée en image de synthèse, avec un son remixé dans la coupole même, pour être plus proche de la qualité sonore de l’espace, la vidéo est sans fiction. Une platine en apesanteur tourne sous nos yeux et délivre des fragments d’Abîme des oiseaux, une partie du Quatuor de la fin du temps d’Olivier Messiaen (1940). L’artiste nous établit dans une station spatiale tournant seize fois autour de la terre dans le temps qui est le nôtre, la journée. On le perçoit dans la succession visuelle des lever et coucher de soleil. Le bras de lecture du disque passe de manière aléatoire d’un sillon à un autre, tandis que régulièrement émerge la chaleur humaine d’un son de saxophone ; mais il n’y a pas d’humain dans cette œuvre. L’homme, ou plus précisément deux musiciens sont à l’origine de l’œuvre dont la magie oblige à en rechercher l’origine.
Olivier Messiaen, artiste moderne et religieux, a composé un quatuor pour quatre musiciens qui partageaient son stalag en Pologne. L’Abîme des oiseaux fut interprété par Henri (Anri…) Akoka pour la première et la seule fois le 15 janvier 1941 devant des gardiens et quelques prisonniers. La bande-son de Anri Sala mêle aussi du saxophone et évoque par là l’astronaute africain-américain, Ronald Mc Nair, lui-même grand saxophoniste, qui projetait d’enregistrer pour la première fois dans l’espace en vue d’un concert avec Jean-Michel Jarre. Mais il ne le put, puisqu’il disparut avec l’explosion de la navette Challenger en 1986. La musique de ce qu’il devait transmettre n’existe pas. Aussi Anri Sala a-t-il manipulé le son de manière sophistiquée, pour faire passer en bruit de fond le fantôme de Ronald Mc Nair.
« L’intention musicale est comme une lumière blanche qui se diffracte dans le film en deux instruments. Deux solitudes en dialogue, deux captivités, deux êtres qui furent l’objet de circonstances, d’une histoire. » (catalogue)
Avec Anri Sala, il n’y a plus de présent, de passé, de futur. La musique fusionne avec l’espace (le ciel et la Bourse de Commerce) et le moment d’histoire.
La vidéo qui tourne en boucle de 11’ débute et se termine par la lumière du soleil effleurant la courbure terrestre. Serait-ce l’image d’un futur apocalyptique où l’homme n’est plus ? Sans doute non, Anri Sala n’est pas un collapsologue, il croit que la musique remplace tous les langages, et ses vidéos construisent le temps dont la musique est la matière même.
1395 Days without Red
L’œuvre à l’auditorium, 1395 Days without Red (2011), est tout autant branchée sur la réalité du monde. Cette vidéo phare (45’) qui mêle le politique et l’intime suit le parcours d’une musicienne tentant de rejoindre son orchestre en marchant et courant dans Sarajevo assiégée. Sa progression alterne puis fusionne, par son fredonnement, avec la répétition orchestrale du premier mouvement de la Symphonie N°6 « Pathétique » de Tchaïkovski. À chaque erreur, la musique s’interrompt puis reprend comme la musicienne qui, à chaque coin de rue, suspend ses pas avant de courir au péril de sa vie pour échapper aux snipers. Si dans Time No Longer Anri Sala élaborait une philosophie du temps et de son mystère, dans l’œuvre de 2011, il rejoue les traumas d’un passé que le corps et les émotions ont imprimé définitivement et qu’il est possible de faire ressentir chez le spectateur par les images et la mise en scène d’une ville peuplée d’anonymes qui ont vécu la même tragédie.
Les œuvres d’Anri Sala sont à voir jusqu’au 16 janvier 2023
Une interprétation orchestrale