Comment penser la résurrection ? Après avoir détaillé la pensée chrétienne de la résurrection, à partir de ce qu’en disent les Évangiles, Colette Deremble pointe l’ambivalence de certaines terminologies de la résurrection dans l’ensemble du Nouveau Testament.
1. Le langage de l’Éveil
Parmi les « mots-clefs » des Évangiles, figure le mot grec ἐγείρω (egeiro). Il appartient, dans la langue grecque, au registre familier et signifie « s’éveiller », « se lever » le matin après la nuit de sommeil. Les évangélistes l’utilisent à de nombreuses reprises, en particulier pour parler du sens de la mort du Christ, mais pas seulement. Il n’est pas anodin de constater que nous avons traduit ce terme, qui appartient à la vie quotidienne, par un terme technique, « ressusciter », qui, d’une part, s’utilise exclusivement pour ce que nous imaginons être la vie après la mort (et donc exclut que la « résurrection » soit plutôt la vraie Vie, celle des Béatitudes) et qui, d’autre part, ajoute la notion d’une reprise de la vie (« re »), notion absente du terme grec. La traduction, donc, déforme, détourne, la pensée évangélique puisque, en parlant de « résurrection », nous gommons l’ambivalence du terme, sa résonance dans la vie quotidienne, et ajoutons l’idée d’un retour à la vie, idée qui devient tellement puissante que ce sens l’emporte sur tout le reste.
Il se trouve que ce verbe « ἐγείρω », cette notion d’« éveil » (à prendre, évidemment, en son sens symbolique, car on ne peut imaginer que les évangélistes s’intéressent au rythme biologique de la vie humaine) rythme, de part en part, les écrits évangéliques. On le traduit généralement par « se lever » lorsque le mot apparaît dans le corps du texte, et par « ressusciter » pour le passage de la « résurrection » du Christ, ce qui n’est pas légitime et empêche tout le potentiel de polysémie et de symbolisme contenu par le mot grec. S’il est vrai qu’à la Pâque, l’expression est traduite par « ressusciter », il n’y a pas de raison de ne pas en faire autant pour les autres passages, à moins qu’on ne choisisse inversement de parler d’« éveil » pour la « résurrection »… Mais peut-être vaut-il mieux éviter ce mot, trop codé, de « résurrection » et préférer parler de Vie en Dieu, de Vie christique.
Le premier à « s’éveiller », à « vivre en Dieu » donc, est Joseph : « Étant éveillé de son sommeil » (Mt 1, 23), il prend Marie avec lui. Était-il nécessaire, pour un écrivain de l’envergure de Matthieu, qui pèse chaque mot, d’allonger son récit par ce détail anodin qui consiste à se réveiller le matin après le sommeil ? Il est clair que, s’il le fait, c’est en utilisant le terme en son sens fort. Dès ce prologue, Matthieu commence donc sa pédagogie de ce que nous appelons la « résurrection ». Joseph, laissant ses doutes, quitte sa nuit, transforme son projet personnel fixé par la société pour adopter celui de Dieu : il prend Marie chez lui. Parce que l’Évangile porte le renversement des valeurs qui fait accueillir chez soi, comme venant de Dieu, ceux que la société rejette, on comprend la signification de « l’éveil » de Joseph. Il était juste selon la Loi : il est appelé à devenir saint selon l’amour et, tel le Serviteur solidaire chanté par Isaïe, à prendre chez lui la souffrance de l’autre.
Vient l’épisode de la Fuite en Égypte. Matthieu l’introduit par la même formule : « Joseph se leva. Dans la nuit, il prit l’enfant et sa mère… ». Et, plus loin : « Après la mort d’Hérode, voici qu’un ange du Seigneur apparaît en songe à Joseph en Égypte et lui dit : « Lève-toi, prends l’enfant et sa mère, et pars en Israël, car ils sont morts, ceux qui en voulaient à la vie de l’enfant. » Joseph se leva, prit l’enfant et sa mère, et il entra en terre d’Israël ». Matthieu, en répétant cette expression forte (puisqu’elle est celle même qui désigne la gloire du Christ), ne le fait pas par maladresse. Il met explicitement sous le signe de la Vie en Dieu, l’appel qui est fait à Joseph de se mettre dans la filiation de l’histoire du peuple juif, lui qui a trouvé son chemin de libération en sortant de l’esclavage symbolique figuré par l’Égypte.
Plus loin, lors du récit de la guérison de la belle-mère de Pierre, on lit : « Il lui toucha la main, et la fièvre la quitta. Elle se leva et elle le servait ». Si la femme est guérie, c’est bien de son sommeil spirituel, elle qui, désormais, s’éveille, s’engage dans une vie de service, qui est la vocation fondamentale de l’humanité.
Lors de l’épisode de la tempête apaisée : « Comme il s’était levé, il menaça les vents et la mer, et il se fit une grande paix ». Il s’agit là d’une métaphore de l’action du Christ Vivant : la marque de la « résurrection » est le fait d’être artisan de paix.
L’épisode du paralytique en Mt 9 : « Qu’est-ce qui est plus facile, de dire : « Tes fautes sont pardonnées », ou bien de dire : « Lève-toi et marche » ? Eh bien, pour que vous sachiez que le fils de l’homme a le pouvoir de pardonner les fautes sur la terre – Jésus s’adressa alors au paralytique : « Lève-toi, prends ton brancard, et va chez toi ». Il se leva et rentra chez lui ». L’évangéliste amorce donc ici une équivalence entre le pardon et ce que nous appelons la résurrection. Jésus « éveille » celui qui ne bougeait plus, terrassé par ses fautes ; il le met debout, l’invite à se charger lui-même de son mal, à ne plus dépendre des autres.
En Mt 9, 23, « Il dit alors : « Retirez-vous. La fillette n’est pas morte : elle dort. Mais on se moquait de lui. Quand la foule fut sortie, il entra, lui saisit la main, et la fillette s’éveilla ». Ressusciter quelqu’un, c’est le prendre par la main, l’aider à sortir de son sommeil spirituel.
Autre terme utilisé pour dire la Vie en Dieu : « anastasis », du verbe grec qui signifie, lui aussi, se lever, au sens de se mettre debout. La question qui se pose, comme pour le verbe ἐγείρω, est de savoir pourquoi les traducteurs, dans le corps du texte évangélique, traduisent ce terme par « se lever », alors qu’ailleurs ils utilisent le terme technique « ressusciter ». Le vocabulaire suggère que « ressusciter » c’est, précisément, se mettre debout pour se comporter en « vivants » de Dieu. Lors de l’appel de Matthieu à Capharnaüm (Mt 9, 9) : « Jésus partit de là et vit en passant un homme assis au bureau de collecteur d’impôts. Il s’appelait Matthieu. Il lui dit : « Suis-moi. » Se mettant debout, il le suivit ». Matthieu, à l’appel du Christ, se met en marche à sa suite : il avance vers une Vie « christique ».
Ainsi, l’expression que nous traduisons par « ressusciter » est loin d’être réservée par les évangélistes au temps pascal. Cette traduction restrictive du terme grec nous entraîne de manière contraignante dans la représentation traditionnelle que nous avons d’une vie après la mort plutôt que d’une vie, aujourd’hui, pleine de Dieu. Des premières aux dernières lignes du livre, on rencontre cette expression en des passages clefs, où il s’agit de montrer comment une dynamique décisive de conversion se manifeste. Le fait que l’on retrouve à plusieurs reprises (notamment ceux où Jésus remet sur pied un individu) la même expression « lève-toi », nous invite à y voir une invitation à la vraie Vie, une vie animée par l’esprit des Béatitudes. Il en est de même d’ailleurs de la métaphore du sommeil (qu’on voit utilisée notamment à Gethsémani). C’est sans doute une manière pour les évangélistes, qui écrivent après Pâques, de suggérer que la lutte contre les forces de mort qui rongent l’humanité est permanente. En utilisant les mêmes mots, ils suggèrent inévitablement qu’il s’agit de la même réalité. Le fait de « se lever » pour s’engager à la suite du Christ dans une voie de pardon, de discernement, c’est cela « ressusciter ».
Ce langage symbolique, nous l’avons appauvri en utilisant le terme, « ressusciter », réservé à l’idée d’une vie après la mort, ce qui n’est pas le cas des Évangiles.
Au tournant de notre ère, alors que prend forme la nouvelle religion chrétienne, les routes de la soie, ce grand axe d’échange commercial et culturel qui relie la Méditerranée à la Chine, atteint son apogée. D’Inde et de Pékin à Antioche, les hommes, les techniques, les arts, les idées, les religions circulent intensément. C’est le moment où le Bouddhisme, venu d’Inde, se répand sur ces routes. La doctrine de l’Éveil, propagée par des moines qui tentent d’atteindre la sortie du sommeil spirituel qu’est une vie endormie par l’attrait des désirs illusoires, est connue d’un bout à l’autre de ce chemin, et en particulier à Antioche, foyer actif de l’émergence de la mouvance juive qu’on appellera chrétienne. Ce n’est sans doute pas un hasard si un des mots-clefs des Évangiles est précisément cette notion d’éveil.
Coïncidence étonnante ou rencontre en profondeur de la pensée asiatique de l’« éveil » et de l’espérance chrétienne d’une vie animée du souffle de Dieu ? L’observation des mouvements culturels de l’histoire montre qu’il n’y a guère de hasard, lorsque l’on voit surgir un motif artistique, spirituel ou technologique, déjà repéré ailleurs. Les circulations d’hommes et d’idées, dans l’Antiquité, sont plus intenses qu’on ne l’imagine ; les thèmes migrent, interfèrent, mutent, s’alimentent mutuellement dans un flux constant.
Matthieu et les premiers penseurs chrétiens ne vivent pas dans une bulle culturelle : ils connaissent, c’est plus que vraisemblable, l’existence du bouddhisme et de sa doctrine de l’Éveil. Les routes de la soie l’ont acheminé jusqu’à Antioche. Il ne s’agit pas de faire des amalgames ou de s’orienter vers un syncrétisme de mauvais aloi. La notion de l’« éveil », en milieu chrétien, même si elle a pu être stimulée par l’intense réflexion qui en est faite par le bouddhisme, recèle une dimension spécifique : le bouddhisme recherche l’hyper lucidité face à la souffrance et à ses causes, en faisant taire le cycle infernal des désirs illusoires ; le christianisme fait de l’«éveil », l’extrême mobilité spirituelle d’une vie « debout », tournée vers autrui.
2. Le langage de la glorification
Les auteurs des Actes, de l’évangile de Jean, de certaines lettres de Paul, proposent d’articuler non pas la mort et la vie au-delà de la mort, mais le don de soi et la glorification, selon le schéma énoncé par Isaïe (53, 3-) lorsqu’il décrit le Christ à venir : « Méprisé, abandonné des hommes, homme de douleurs, familier de la souffrance, il était pareil à celui devant qui on se voile la face ; et nous l’avons méprisé, compté pour rien. Maltraité, il s’humilie, il n’ouvre pas la bouche : comme un agneau conduit à l’abattoir, comme une brebis muette devant les tondeurs, il n’ouvre pas la bouche. Arrêté, puis jugé, il a été supprimé. Qui donc s’est inquiété de son sort ? Il a été retranché de la terre des vivants, frappé à mort pour les révoltes de son peuple. On a placé sa tombe avec les méchants, son tombeau avec les riches ; et pourtant il n’avait pas commis de violence, on ne trouvait pas de tromperie dans sa bouche. Broyé par la souffrance, il a plu au Seigneur. S’il remet sa vie en sacrifice de réparation, il verra une descendance, il prolongera ses jours : par lui, ce qui plaît au Seigneur réussira. Par suite de ses tourments, il verra la lumière, la connaissance le comblera. »
C’est le langage de l’exaltation, de la justification, de la glorification, trois termes utilisés de manière un peu équivalente. C’est ce qu’exprime avec une grande clarté l’épître aux Philippiens : « Il s’anéantit lui-même, prenant condition d’esclave, et devenant semblable aux hommes. S’étant comporté comme un homme, il s’humilia plus encore, obéissant jusqu’à la mort et à la mort sur une croix. Aussi Dieu l’a-t-il exalté et lui a-t-il donné le nom qui est au-dessus de tout nom… ». Le mystère pascal, ici, est évoqué sans référence à la résurrection, au sens que nous donnons couramment à ce terme, à savoir de vie après la mort. Le registre de la glorification permet plutôt de comprendre que l’acte d’amour total est reconnu comme manifestant la vie même de Dieu.
Peut-être ce rapide survol linguistique permet-il un éclairage un peu différent de ce que nous mettons sous le mot de « résurrection », dont le concept appartient à une idée archaïque de l’apocalyptique juive, où il s’agit d’imaginer une vie après la mort ; pour éviter toute collusion avec ces concepts anciens qui collent encore à notre imaginaire, il conviendrait plutôt de parler de Pâques, au sens où, par le don total de soi, nous sommes invités à vivre, dès maintenant, de la plénitude d’une vie d’amour, alors que le terme de « ré-surrection », marqué par son préfixe « ré », implique l’idée de « vivre à nouveau », après la mort.
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Merci encore Madame, de ses réflexions très documentées.
Mais je ne vous suis pas. Oui, le Christ nous appelle à l’éveil, à nous éveiller à la vie divine, ici et maintenant et dans notre vie de tous les jours. Et sur ce point, votre démonstration est sans appel : dans tous ses actes, il suscite cet éveil et c’est cet éveil qu’il vise dans chacun de ses “miracles” : “si tu savais le don de Dieu !”
Mais tout de même, les évangiles parlent bien du Christ ressuscité : Thomas met ses mains dans ses plaies, les disciples cheminent avec lui vers Emaüs, le bon larron sera ce soir même auprès de Dieu, etc. L’éveil que le Christ suscite en nous est justement celui qui nous fait entrer sur le chemin de Vérité et de Vie ; Cet éveil est le début du chemin, pas la fin.
Le destin des hommes est-il d’apercevoir brièvement, avant la mort physique, la plénitude de la vie divine ?
Je ne pense pas qu’il faille distinguer une vie d’avant la mort et une autre d’après qui serait celle de ressuscités. La mort terrestre est, j’espère, un nouvel éveil à la plénitude de la vie divine, mais pour en jouir à tout jamais.
Si notre interprétation de la résurrection est simplement une variation, même sublime, des cultures et philosophies de la région et de l’époque, alors, quel est le destin de fils de Dieu que le Christ nous offre ?
Moi qui ne crois guère mais qui espère, je trouve votre perspective désespérante : si la mort physique est notre fin, il ne reste qu’a jouir de chaque instant. En effet, je ne suis pas sûr que le chemin ouvert par le Christ soit une sinécure…
NB : quel serait le mot grec qui traduirait le mot chrétien de résurrection ? Existe-t-il ?
Pourquoi avons nous le besoin de donner tant de valeur à “la Vie” après la mort? Est-ce par mépris de “la Vie” présente? “La Vie” n’est elle pas “au-delà” de notre expérience temporelle, sans “avant” ni “après”. J’apprécie ce que Colette Deremble souligne avec clarté qui me fait me questionner sur la raison qui me pousse à vouloir exfiltrer la Vie présente vers une vie hypothétique ultérieure. Est-ce la peur du néant, du vide? Ce qui me fait vivre, c’est que je j’expérimente que c’est aujourd’hui que l’amour transforme, réveille, ressuscité.
La vie est une : il n’y a pas deux vie, celle d’avant la mort et celle d’après. La vie éternelle, si elle est, commence au baptême et s’expérimente sur le chemin qu’est le Christ, ici et maintenant. Dès maintenant, nous bâtissons le royaume de Dieu.
Mais si la mort physique est la fin ultime de notre être, si nous ne connaîtrons jamais la jubilation divine dans un « monde » où le mal n’a pas de prise, il me semble que La Vie, La Vérité, perdent gros !!! Voilà pourquoi j’espère (sans vraiment oser y croire), que la plénitude de la vie de Dieu, son eau-vive nous seront données pour combler à jamais la soif que nous en avons.
La résurrection est donc bien un éveil dans la mesure où c’est la suite de la même vie, unique et libérée de toute emprise du mal. Là est, me semble-t-il, la promesse du Christ : « ils verront Dieu ». Il vainc la mort, le mal, ouvre à la vie une perspective éternelle de fils de Dieu. Là est je crois le message des évangiles. Puissent-ils dire vrai ! La vraie mort de notre être est la perte de la soif.