Les rois d’Angleterre ont longtemps possédé un pouvoir thaumaturgique qu’ils partageaient avec les monarques français : celui de prétendre guérir les personnes atteintes des « écrouelles » ou adénite tuberculeuse. Une croyance morte et enterrée depuis longtemps et qui n’est pas près de revivre, si l’on en croit le protocole du couronnement de Charles III, le 6 mai prochain… La chronique d’Alain Cabantous
Le 6 mai prochain, en grandes pompes britanniques et surannées, le monde entier ou presque va assister de près ou de très loin au couronnement de Charles III qui, disons-le, attendait ce moment depuis fort longtemps. La cérémonie, organisée par un membre de la famille des comtes de Norfolk depuis 1660, répondra, à quelques exceptions près, au rituel traditionnel. Dans le cadre de l’abbaye de Westminster, le roi utilisera la King Edward’s Chair pour poser son illustre séant comme chaque souverain le fait depuis 1308. Il sera oint, bénit, consacré par l’archevêque de Canterbury avant de jurer d’être le défenseur de la foi. Ce sera alors au tour des jeunes garçons de la Westminster School de pouvoir crier seuls « vivat rex ». Mais au terme de l’événement, Charles n’ira pas à la rencontre de malades pour les soulager.
En effet, les rois d’Angleterre ont longtemps possédé un pouvoir thaumaturgique qu’ils partageaient avec les monarques français : celui de prétendre guérir les personnes atteintes des « écrouelles » ou adénite tuberculeuse. La dimension miraculaire apparut en France avec Robert le Pieux autour de l’an mille et près d’un siècle plus tard en Angleterre probablement à partir d’Henri 1er Beauclerc. Elle donna assez vite à la fonction royale un prestige réel et lui octroya un caractère sacré, le signe d’une élection divine, toujours bonne à prendre en cas de contestation en légitimité. De part et d’autre de la Manche, le rite était semblable bien qu’un peu plus solennel du côté français. Ce geste, à partir du XIIIe siècle, se généralisa à l’occasion des grandes fêtes religieuses, attirant par là de grands concours de peuples. Comme il était de coutume d’offrir une modeste somme à chaque malade, les sources comptables permettent, ici et là, d’en connaître le nombre. Ainsi Édouard 1er qui régna de 1272 à 1307 toucha mille trois cents individus en 1290 et près de mille huit cents en 1304.
La croyance populaire en ce pouvoir ne se démentit jamais malgré l’implantation de la Réforme très critique à ce sujet et en dépit des troubles politiques de la « Grande Rébellion » (1642-1660). Lors de son retour piteux à Londres, Charles 1er, prisonnier du Parlement, vit pourtant accourir sur son passage des centaines de personnes afin de recevoir la grâce bienfaisante du roi. Son fils, le futur Charles II, exilé aux Provinces-Unies alors qu’il n’était pas encore couronné, touchait régulièrement des malades écossais ou anglais. De retour dans le royaume, il multiplia les séances de ce genre essentiellement dans son palais de Whitehall où se pressaient aussi des Allemands, des Hollandais jusqu’à des colons venus des Amériques. Entre mai 1660 et septembre 1664, le souverain toucha plus de vingt-trois mille personnes ; d’avril 1669 à mai 1671, près de six mille six-cents. C’est dire la confiance que les souffrants, en quête de protection divine et terrestre, attribuaient à leur souverain dans un pays qui, en principe, depuis le XVIe siècle ne pouvait vraiment croire à ce genre de miracle.
Si Guillaume III, venu des Provinces-Unies calvinistes, refusa de se prêter à l’exercice, la reine Anne qui régna après lui, de 1702 à 1714, reprit la tradition sans coup férir. Mais elle fut la dernière. La dynastie des Hanovre qui remplaça celle des Stuart y renonça définitivement. Peut-être par conviction religieuse ? Peut-être parce que ces souverains venus d’ailleurs n’étaient pas les « vrais » héritiers du royaume dont les membres exilés poursuivaient la pratique à l’exemple de Charles-Édouard en Italie ? En tout cas, la croyance en ce pouvoir resta encore fortement ancrée dans la population. Tant et si bien que des voyageurs anglais scrofuleux séjournant en France tentèrent de bénéficier du même service de la part du roi de France. Lequel, à partir de 1722 ne dirait plus au malade : « le roi te touche, Dieu te guérit » mais « le roi te touche, Dieu te guérisse ». Le glissement vers le présent du subjonctif en dit long sur l’immixtion d’une thaumaturgie dubitative et sans garantie de succès.
A coup sûr, après le 6 mai prochain, Charles III prendra quelques bains de foule particulièrement encadrés, serrera des mains sans masque mais non sans risques après les épidémies successives de Covid, répondra par quelques mots préparés à l’avance à d’éventuelles suppliques sans penser peut-être que ces gestes ne sont plus que la pâle et lointaine réplique désacralisée d’une proximité avec ses sujets, dépouillée de l’attente miraculaire de jadis.