Ses collages sont minimalistes, pleins d’humour et de poésie. Utilisant les gravures de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, elle pose son regard sur le temps présent, ses références spirituelles explicites ou discrètes sont inédites. Une coïncidence avec le voyage de François à Marseille. La chronique de Jean Deuzèmes.
À la source de l’art de Thaddée, née en 1976, se trouve l’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers de Diderot et d’Alembert (1751-1772), ouvrage majeur du XVIIIe, synthèse des connaissances de l’époque, symbole des Lumières. Dans des éditions dénichées chez des bouquinistes, mais aussi dans bien d’autres ouvrages du même genre, tel un livre savant traitant des systèmes nuageux paru en 1922, l’artiste découpe des objets, des personnages, des saynètes, des meubles ou des morceaux d’architecture qu’elle va ensuite assembler et coller avec les moyens et la minutie des restaurateurs de tableaux.
Tout un style
Elle crée un chemin d’imaginaire, avec un style bien à elle ; ses personnages, souvent seuls, ont une puissance d’interrogation analogue à celle du lapin blanc et des autres héros d’Alice au pays des merveilles. Son chemin est spécifique et repérable, car elle choisit de mêler représentations de la science et réflexion sur le monde contemporain. En 2023, il sinue avec le ciel comme cadre ou question d’où le titre de sa nouvelle exposition d’une quarantaine d’œuvres dans un lieu splendide à Compiègne, l’Espace Saint-Pierre des Minimes, « Le partage du ciel », conjointement avec le peintre Jérôme Mitonneau. Ses talents expliquent l’attrait pour ses expositions qui se multiplient. L’expression du religieux, fréquent dans son œuvre et ses titres, se fait légère et hors des sentiers battus.
Les petits formats montrés en 2023 ont été produits tel un journal de confinement durant la période de mars 2020 à mai 2021 et portent les traces des inquiétudes, sociales et individuelles, mais aussi de l’espoir, comme « On l’aura ».
Ici se mêle la couleur de l’hydre, image du virus, au noir et blanc des petits personnages, munis d’une lance et aussi d’une lanterne pour éclairer l’avenir : l’expression du désir forcené de trouver un vaccin contre le virus, du soutien aux scientifiques et de la lutte engagée dans le monde entier. (Lire article de Voir et Dire sur la démarche de Thaddée ).
En regardant six d’entre elles, on peut repérer les racines spirituelles de son inspiration.
Bonne Mère
Thaddée a aimé le nom que les Marseillais ont donné à la Vierge et elle signifie cette tendresse du langage avec un collage sur papier datant d’avant le confinement, sur le mode de la peinture naïve, dans le style de l’ex-voto, composé d’éléments du XVIIIe. Le titre enveloppant de cette image de dévotion est à l’unisson du poudroiement du ciel ; il contraste avec la mauvaise mer et son drôle de poisson qui n’a pourtant rien de menaçant. L’Encyclopédie est fortement genrée, l’artiste a néanmoins retenu la gravure d’une femme du peuple, en lui accrochant des ailes striées, figure du papillon fréquente dans ses œuvres ; cela ne correspond pas aux stéréotypes de la Vierge. Elle est bien plus une divinité populaire, mère des vivants, mâtinée de reine de la nuit, souvent mise en scène de cette manière dans l’opéra de Mozart. Thadée, femme de culture aux goûts multiples, fait montre d’une spiritualité subtile et explicitement féminine.
Par ailleurs, on peut faire le rapprochement entre cette Vierge rassurante avec « Nemopistha Sinuata », un autre collage en hommage à ses deux grands-mères couturières, manuelles et minutieuses comme elle. Il y a de la tendresse mémorielle dans les deux œuvres.
Sur le seuil
Le personnage est issu d’une gravure sur la montagne, ce lieu où le ciel est très présent. Ici il n’y a plus de terre du tout, mais un cadre découpé que l’on retrouve dans d’autres œuvres, celui d’une petite fenêtre de carrosse du XVIIIe. Thaddée est sensible à la notion de passage secret, celui des contes ou des films. On y pousse une porte, ne sachant pas ce qu’on va y découvrir. Ici la porte est la plus minimaliste qui soit, elle est aussi directement expressive. L’artiste parle de la mort avec beaucoup de tact. L’homme est en équilibre en ce moment du passage final. Il n’y a pas de différence entre ce qui est derrière lui et devant, le ciel ressemble à une mer. Il n’y a pas d’angoisse dans cette œuvre, bien plus une espérance légère et sereine. Serait-ce une communication élégante de la foi ?
Dispersion. Pâques
Quoi de plus doux dans cette gravure, que ce soleil qui se lève ou se couche, dans une ambiance de brume légère ? Et pourtant l’artiste a travaillé à partir d’une gravure de champ de bataille de la Seconde Guerre mondiale, où l’on aperçoit un arbre déchiqueté. Cela se déroule après la destruction, mais tout est désormais pacifié, les spectateurs comme les personnages déambulent et ne savent pas ce qui s’est passé. L’un d’eux, toujours avec des ailes, observe et vérifie que tout ce qui surgit de la corne d’abondance, une représentation à la simplicité mystérieuse, se passe bien : des bulles de savon ? de joie ? de bienveillance ou de bonté ?
La table a une présence certaine, mais elle est simple, on peut tout y faire et notamment se rassembler pour manger. La table du dernier Repas a-t-elle été le lieu de l’abondance distribuée à toutes et tous ? Selon le titre de l’artiste, il y a eu dispersion des convives et des bulles.
La table présente de nombreuses versions dans l’Encyclopédie. Elle se retrouve aussi dans plusieurs œuvres de Thaddée, c’est un souvenir familial, la table de la grand-mère devenue la table de son atelier où elle découpe et fait ses collages. Il y a une part d’autoportrait dans ses créations.
Ici, le soleil se rattache à la représentation symbolique de l’environnement de la Résurrection. Jérôme Cottin l’a bien montré dans son commentaire du semeur de Van Gogh au soleil levant, le peintre considérant son tableau comme un tableau de Pâques (« Quand l’art dit la Résurrection », Labor &Fidès 2017)
Nous avons reçu la visite de l’ange. Rabah Belamri
Cette œuvre mystérieuse est inspirée d’un poème du poète algérien aveugle, Rabah Belamri (1946-1995), aux poésies très simples de langage, notamment celles de «Corps seul». L’une d’entre elles, “Jabbock inversé”, évoque le combat de Jacob et de l’ange. Nombreux ont été les commentaires et les tableaux, dont celui de Delacroix. À l’issue de la nuit, le poète dit que l’ange laisse une plume, alors que dans le texte biblique, il provoque un déhanchement. Thaddée choisit d’ériger la belle image de Rabah Belamri dans la position centrale du collage, la plume choisie ressemblant fortuitement à celle du paon, animal renvoyant à la symbolique de la résurrection[1]. La multiplicité des oiseaux semble en accord avec la tonalité de la plume, alors qu’ils font référence à d’autres lectures de l’artiste, un songe de l’essayiste et romancier allemand W.G. Sebald (1944-2001) : avant sa naissance il aurait croisé toutes les âmes qui s’en allaient. Dans ce collage de 2020, Thaddée a choisi d’évoquer ainsi les morts de la COVID.
Dans cette œuvre complexe à la croisée de trois textes, l’homme de l’Encyclopédie médite sur un bac, une barque mystérieuse, laissant chacun libre d’associer ou d’interpréter.
Instance intérieure
Cette œuvre à l’ironie légère met en scène un petit être élégant aux cheveux bouclés avançant la main, à la manière d’une bénédiction. Sur un fond de ciel marqué par les gouttes d’un dripping cosmique, il semble s’adresser à une plume, la conforter tel un personnage : référence à l’issue d’un examen de conscience. Ici tout semble aller bien ! Tout est en harmonie, le personnage et la plume, sans injonction. On est loin de la lutte des deux petits angelots autour du Capitaine Haddock tenté par la boisson !
Compostelle
Ce très petit collage est d’une grande construction formelle : une photo d’astronomie en temps de pose très long sur un axe de rotation des étoiles produit de grands cernes ; au centre deux autres types de ciel séparés par une fine ligne d’horizon en écho à la création du monde biblique ; une coquille Saint-Jacques mise en majesté. Les symboliques de la coquille sont très anciennes et multiples, de la purification corporelle et spirituelle (cf. les formes des fonts baptismaux) au talisman, mais l’artiste n’en privilégie aucune. En revanche, c’est dans la forme, comme dans l’œuvre précédente, qu’il faut trouver le fil de son inspiration : l’esprit des dessins animés, type Bugs Bunny ou Woody Woodpecker, où des personnages farceurs surgissent de disques qui tournent.
L’étrangeté des collages tient aux rapprochements que Thaddée fait en toute liberté, que l’on saisit le plus souvent, mais pas toujours. Il n’y a pas de délire ni de surréalisme dopé par le hasard, mais au contraire une grande maîtrise et un goût pour le mystère des associations d’idées, où le spirituel n’est pas loin.
Des petits saints protecteurs, naviguant dans le cosmos et la poésie
Le spirituel chez Thaddée, dans cette série, est donné aussi par les étranges petits personnages parfois ailés, appelés les petits constructeurs par Jérôme Mitonneau. Ils ont des allures d’anges gardiens au sens le plus traditionnel, non pas de la louange ou de l’intercession, mais de l’action, comme les nains des contes. Jérôme Mitonneau, l’autre artiste de l’exposition, en saisit toute la poésie. Ce sont des protecteurs :
« Ils s’affairent. Dans la grande nuit de l’univers, ils fabriquent des socles et des outils. Des machines à explorer. Des autels pour se recueillir. Ils bornent un espace infini ce qui leur donne beaucoup de travail. […] Les portiers, de leur côté, façonnent un bol au creux duquel seront conservées les larmes du Christ. […] Ils ne dorment jamais, mais veillent sur notre sommeil ainsi que sur celui des étoiles […] ». (texte dans l’exposition)
De quel ciel Thaddée parle-t-elle ?
« Le partage du ciel », titre de l’exposition, donne le ton, mais pas d’explication à cette proposition. La référence au Partage de midi de Paul Claudel, un récit amoureux débouchant sur une transfiguration mystique est lointain. L’organisation d’une exposition entre deux artistes qui parlent de ciel, l’une avec ses collages, l’autre avec sa peinture, est une explication possible. Mais c’est plutôt d’autres séparations dont parle Thaddée : entre un ciel terrestre et un ciel cosmique, comme le partage des eaux de la création, et surtout de la peau très fine entre poésie et art visuel.
« C’est en me tourant vers le ciel dont je collecte depuis longtemps des photographies, que cet espace vierge s’est révélé être l’écran propice sur lequel projeter mes préoccupations. » (Extrait du panneau de présentation générale)
L’artiste est familière du monde biblique depuis son enfance. Le ciel dont elle parle est donc un cadre dans lequel elle inscrit la réalité du monde et sa spiritualité, en passant par le rêve de ses collages, au quotidien.
Tout se fait dans la légèreté intrigante, d’où l’abondance des ailes de papillon, mais pas dans l’apesanteur ni dans l’interstellaire : la présence des socles, l’orientation des bâtiments, les fumées qui s’élèvent montrent qu’il y a un haut et un bas.
Dans ce « partage du ciel », sans ligne d’horizon, la pensée s’élève, mais est liée aux questions de la terre. La foi y est bien présente, avec ses couleurs d’artiste. La bonté, la beauté et l’harmonie sont mêlées à son goût subtil du religieux.
Jean Deuzèmes
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Cette exposition fascinante, partagée dans l’espace avec le peintre Jérôme Mitonneau est à voir du 9 septembre – 22 octobre 2023
Espace Saint-Pierre des Minimes
Passage des Minimes – 60200 Compiègne – 03 44 40 84 83
Ouvert du mardi au dimanche, de 14 heures à 18 heures – Entrée libre
[1] « Saint Antoine de Padoue : « À la résurrection générale, où tous les arbres, c’est-à-dire tous les saints, commencent à reverdir, ce paon (qui n’est autre que notre corps), qui a rejeté les plumes de la mortalité, recevra celles de l’immortalité. » (]http://www.interbible.org/interBible/ecritures/symboles/2019/symboles_20190429.html)