Nous proposions un débat jeudi 18 janvier dernier, – animé par Anne Kerléo, journaliste à RCF -, pour évoquer notre impuissance personnelle face à la situation internationale de notre monde : comment la vivre, comment y prendre notre place d’acteur ?
Jean-Christophe Ploquin, rédacteur en chef du quotidien La Croix, a d’abord brossé le tableau du monde dans lequel nous vivons. Allons-nous vers un monde bipolaire ? On voit bien le face-à-face entre la Chine expansionniste et la superpuissance américaine devant Taïwan, leur compétition économique et technologique – passant par l’embargo américain récent sur les technologies de pointe et le mouvement pour réduire la dépendance à l’égard des produits chinois, pendant que Pékin se veut centre du monde et vise la première place à l’occasion du centenaire de la Chine Communiste. Autre globalisation : le recul du Nord face à la poussée du Sud, le Sud global refusant dorénavant la prééminence du Nord, et chaque pays réfléchissant en fonction de ses intérêts, ce qui développe de multiples stratégies ponctuelles en économie comme en politique.
Sommes-nous sous le nouveau règne de la force, quand on voit l’Ukraine ou Gaza, l’Iran qui soutient le Hamas et envoie des missiles sur le Pakistan ? On assiste au retour du « hard power » ; le multilatéralisme mis en place par l’ONU est désormais contesté – la Russie s’est affranchie sans complexe de ses règles de base ; des diplomaties opportunistes émergent.
Quel rôle et quel avenir pour l’Europe ? La guerre reconfigure le continent, il s’agit de stopper la Russie en Ukraine pour éviter ensuite une confrontation avec l’OTAN. La construction européenne est inachevée, comment doit-elle se développer y compris économiquement, doit-elle garder son alliance avec les USA ? L’Europe peut-elle devenir un troisième pôle autonome ?
Nicolas Heeren, directeur du partenariat international au CCFD-Terre solidaire, nous rappelle ensuite que si le macro (tableau général) est sombre, les micros (initiatives locales) peuvent être claires voire lumineuses. Il faut apprendre à voir les signaux faibles. Les technologies modernes font que le temps se « raccourcit », or il faut aussi prendre le temps pour le temps long et garder espoir. Dans la société civile des pays du Sud, certains s’organisent, au niveau d’un territoire, pour trouver des solutions ensemble et monter des projets, ainsi que des jeunes du Nord sur le climat par exemple ; certains sont vraiment solidaires, parfois au risque de leur propre vie.
Il nous cite quelques exemples en Afrique : la volonté de conquérir sa souveraineté alimentaire grâce à une agriculture non industrielle ; la participation d’ONG locales à des espaces de concertations avec les élus locaux pour développer des politiques publiques, en associant les femmes et les jeunes ; le dialogue entre des communautés religieuses (nomades musulmans et agriculteurs chrétiens, ou écoles d’imams et séminaires) ; le refus de certains jeunes de prendre les armes contre d’autres, malgré l’argent offert à la clé.
Il nous faut continuer à croire dans le dialogue, dans la richesse de l’altérité qui nous donne l’obligation morale du « care » – prendre soin de l’autre, de soi. La mondialisation d’en bas peut faire pièce à celle d’en haut, qui nous écrase.
Claire Lesegretain, rédactrice en chef de la revue Vie Chrétienne, commence par évoquer l’impression d’impuissance que ressentent les humains depuis toujours. L’homme de Néandertal tente d’avoir prise sur les cataclysmes en se créant des divinités pour se les concilier et les apaiser grâce à des rituels. Les hommes ont conscience que les guerres sont de son ressort, dues à sa jalousie et à sa convoitise – comme dans le Mahâbhârata ou la guerre de Troie, ou le premier meurtre fratricide de la Genèse (Gn 4, 6-8). Toutes les guerres ne pourraient-elles pas être évitées si l’homme ne se laissait pas dominer par le Mal tapi à sa porte ?
Face à cela, elle évoque la puissance de la croix, sur laquelle Dieu lui-même, jusque-là perçu comme tout-puissant, a accepté d’être totalement impuissant face au mal, au point d’accepter d’y être cloué. Et que reste-t-il de Dieu après la Shoah ?
Or depuis quelques décennies, l’homme se sent infiniment puissant, capable de dépasser toutes les limites qui freinent ses désirs. Cette hyperpuissance – du moins dans l’hémisphère Nord – fascine et fait peur, au point qu’un certain nombre de chercheurs tirent la sonnette d’alarme, comme René Frydman qui s’interroge sur « La tyrannie de la reproduction ». Y a-t-il une ligne rouge à ne pas dépasser ? Qui fixera les limites ? La science peut-elle continuer prétendre maîtriser tous les mystères de la création et apporter une solution à tous les désirs ? Quels seront les dangers pour l’humanité d’une science qui avance sans se préoccuper des conséquences ?
Devant les effets de la mondialisation, les humains ressentent le besoin de s’en remettre à plus grand que soi, et selon le père Laurent Stalla-Bourdillon (La Croix du 4/01/2024), 2024 devrait être une année de « sursaut spirituel ». Dans un monde en souffrance, l’homme a besoin de la religion (au double sens latin du relegere et du religare), car toutes les religions offrent des ressources spirituelles pour donner du sens à l’existence, même difficile et douloureuse, et pour accepter ce qui ne peut être ni stoppé ni modifié. Après les tentatives au XXe siècle d’éliminer Dieu, l’homme du XXIe siècle semble en quête d’une transcendance, d’une vérité qui le dépasse, – comme l’émerveillement face à la Création. Il a également besoin de (re)découvrir l’amitié, la fraternité et l’unité pour répondre à cette « troisième guerre mondiale en morceaux » (voir Fratelli tutti pour cesser de répéter sans cesse les mêmes vengeances destructrices). Cela suppose de “sauver” les religions des mains tyranniques de ceux qui les utilisent politiquement (Russie, Inde, Israël, Iran, Turquie, Chine…). Cela implique aussi de retrouver le désir de contempler la sagesse qui, pour les chrétiens, a le visage du Christ.
La prière serait-elle la clé pour nous libérer de l’impuissance face à notre capacité de destruction ? Elle permet le décentrement vers les autres, et nous aide à changer de regard.
Le débat qui a suivi a permis d’évoquer à la fois le recul de la démocratie, et des Africains qui se développent eux-mêmes ; une nouvelle phase de la décolonisation, avec « l’empouvoirment » (version québécoise de l’empowerment) et des « paysans debout et maîtres de leur destin ». Nos démocraties sont secouées par le désordre des dictatures ; les élections américaines montrent que l’élite dirigeante n’a pas apporté de solutions aux classes moyennes, et la tentation populiste européenne prospère. Les enjeux écologiques risquent eux-mêmes de créer de nouvelles formes de d’exploitation du Sud (comme pour le nickel nécessaire aux trottinettes électriques).
Pour conclure, Nicolas Heeren nous invite à la fois à nous engager et à nous nourrir spirituellement ; Claire Lesegretain cite Zundel : « le bien, ce n’est pas quelque chose à faire mais quelqu’un à aimer » ; et Jean-Christophe Ploquin nous invite à aller voter aux élections européennes du 9 juin prochain. Pour Guy Aurenche, il n’y a pas de petites actions, il y a celles qui donnent la vie ou pas ; il s’agit d’allier lucidité et responsabilité, autonomie et interdépendance, lutte et contemplation, puissance et mains jointes, les paysans africains debout et les égyptiens qui s’expriment grâce au théâtre, malgré la dictature. « Soyons le changement que nous voulons pour le monde ».
« Comment vivre notre impuissance dans un monde en désordre ? »
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