J

Joël Peyrou. Les invisibles

Révéler l’invisible est une quête classique des photographes.
Aux Rencontres d’Arles 2024, il s’agit non de fantômes, mais d’hommes bien concrets. Figures de l’engagement, ils n’occupent qu’une toute petite salle : ce sont des prêtres ouvriers. La chronique de Jean Deuzèmes

Les rencontres d’Arles ressemblent à la géographie des îles du Pacifique : le visiteur navigue parmi près de 4.000 œuvres de 470 artistes. Il y a des « bouts de terres » si petits que le visiteur peut ignorer que leurs occupants sont très intéressants.

1400 La Salle Img 4222

L’œuvre de Joël Peyrou tient en une petite salle  où tout semble modeste à l’échelle des autres grands espaces d’Arles, mais cela est en accord avec le sujet : les prêtres ouvriers dans les années 2000, tellement insérés dans leur milieu qu’on ne les voyait pas.

Alors qu’une exposition récente à la BNF, « La France sous leurs yeux », avait délivré des images de l’Église actuelle réduite à celle de gardienne de liens sociétaux, de protectrice de traditions, avec des prêtres figés dans de nombreux codes, une vision sociologique, « Les invisibles » sont d’un autre style, car le photographe a pris le temps de les suivre dans leurs activités et de les écouter. Il en a fait une œuvre.

Face à trois petits murs, le visiteur hésite tant la place prise par les textes écrits à côté de la photo domine visuellement. L’artiste a-t-il exposé des portraits ou des parcours de vie ?

1400 Francis Img 4210
Joël Peyrou. Les invisibles, Francis

Pour mieux situer la démarche, il faut savoir que Joël Peyrou, né en 1968, pratique la photo documentaire, est fasciné par l’univers du travail et a fait des portraits magnifiques. Il a rejoint un collectif de photographes partageant les mêmes valeurs, LesAssociés dont trois d’entre eux ont décidé d’exposer ensemble à Arles, sous l’intitulé « Croire », le tout faisant partie d’une exposition vaste et composite, « L’engagement », à la Fondation Manuel Rivera-Ortiz.

1400 Albert Img 4207
Joël Peyrou. Les invisibles, Albert

En définissant aujourd’hui sa photo autant comme un métier que comme un chemin de vie,
Joël Peyrou est en phase avec son sujet et s’est construit une posture d’artiste. Il dévoile sa source intérieure :

 « Dans mon parcours (de photographe), les prêtres-ouvriers ont été d’abord un souvenir. […] Trois décennies plus tard, je les ai retrouvés (dans les années 2000). Fraternels et seuls ; bons vivants et taiseux ; combattants et méditatifs. Je les ai vécus comme les représentants d’une spiritualité à renaître, de luttes à réinventer. Je les garde comme la preuve de la complexité de l’homme, de sa sensibilité dans l’apparence la plus humble. Pendant cinq ans, j’ai donné mes doutes pour approcher leurs certitudes. Je leur dois une réconciliation. » (Extrait du cartel d’introduction)

1400 Maurice Img 4208
Joël Peyrou. Les invisibles, Maurice

Et sont mises en lumières les figures de :
Albert, « photographe de métier », bénévole à la CGT
Maurice, facteur au tri postal
Jean-Louis, agent de nettoyage qui « aime dire la messe »
Francis, réparateur de vélos
Gérard, menuisier
Antoine, maçon
Et bien sûr
Jean-Louis, ajusteur tailleur d’engrenage, ancien curé et militant au MRAP

1400 Jean Louis Img 4209
Joël Peyrou. Les invisibles, Jean-Louis

L’attachement que l’on peut avoir pour ces images d’hommes en situation tient dans la cohérence entre les prises de vue et les textes. L’artiste saisit visuellement quelques moments de vie et prolonge ces fragments par un texte, non pas factuellement, mais en écho, avec sa propre sensibilité. Sa position n’est plus celle du documentariste et son texte devient conversation. Il interpelle son sujet.

1400 Gérard Img 4212
Joël Peyrou. Les invisibles, Gérard

Ainsi de Gérard le menuisier, qui a évoqué ses difficultés :
« Gérard… oui, le monde nous épuise. N’est-ce pas mieux ainsi, car ceux qu’il rassasie s’assoupissent. Bientôt, il ne resterait que des cendres et nous n’aurions rien donné, même pas transmis l’idée que quelque chose de meilleur est à venir. Être, au moins une fois, la première lumière du jour. Gérard… Assis sous ta fenêtre dans le matin bleu froid, tu commences une journée exemplairement banale. Ta prière sans fard ; ta colère rentrée du citoyen lucide devant les journaux télé ; le trajet du boulot, promesse d’une humanité retrouvée, recommencée, celle que tu as choisie. Oui, le monde nous épuise. Et c’est très bien ainsi. » (Extrait du texte à côté de la photo)

Par ce tissage entre textes et photos, Joël Peyrou est un artiste très contemporain. Mais il se distingue de Sophie Calle qui soit manipule ses sujets, soit les marque d’une vérité forte et brève, ou encore de Laure Vouters qui, avec bienveillance, retranscrit les propos des précaires. Il se distingue aussi d’Annie Ernaux qui se fait commentatrice de photos qu’elle aime, dans son style sec, neutre.  Lui se fait écoute en conscience, il s’engage dans une relation exposée d’un quotidien complexe, celle du prêtre d’un autre temps dont la hiérarchie a refusé le projet.

1400 Antoine Le Maçon Img 4215
Joël Peyrou. Les invisibles, Antoine,

Cette tendresse du regard, cette empathie dans les propos et la tentative d’approcher les deux formes d’expression dans leur vérité se retrouve aussi dans la modestie de l’accrochage : des clous visibles ou du scotch bleu et non de splendides cadres blancs ou noir. L’art de Joël Peyrou s’ancre toujours dans les références du travail au quotidien.

Et si Joël Peyrou venait faire un documentaire sur Saint-Merry Hors-les-Murs aujourd’hui, sur son invisibilité ? Il a la sensibilité requise et l’intelligence des situations.

Lire les autres articles de la chronique « Interroger l’art contemporain » 

Laisser un commentaire (il apparaitra ici après modération)

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.