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La France sous leurs yeux

De quel monde parle Jean (Jn 17,18) ? Le monde d’aujourd’hui se laisse-t-il voir en pointillé ? Et la France ? Si la splendide exposition de photojournalisme de la BnF raconte des histoires sur ce que nous croyons voir ou au contraire que nous ignorons, l’enjeu est ailleurs. La chronique de Jean Deuzèmes

Commentaire photo ci-dessus. Laurent Weyl – Série “Défier le temps. Notre-Dame de Strasbourg, 1000 ans d’Histoire qui se lisent au présent”. Sacristie de la Cathédrale de Strasbourg juste avant la messe dominicale. ©Laurent Weyl / Grande Commande Photojournalisme 

Temps de lecture : 5 minutes

Une BnF chambre d’écho du monde ?

Dimanche 12 mai 2024. Partage de la parole à StHlM autour de

« De même que tu m’as envoyé dans le monde,
moi aussi, je les ai envoyés dans le monde. » Jn 17, 18
Jean n’utilise qu’un seul mot « Kosmos » pour désigner différentes réalités du monde dit le théologien Joseph LÊ MINH THÔNG, O.P.
Dans l’échange qui s’en est suivi, le monde-planète, le monde-humanité, le monde des non-croyants ont constitué nos plans successifs de la perception de la réalité.

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Giulio Di Sturco – Anthropocosmos : une nouvelle ère

Commentaire : Une vision de la terre vue dans La Cité de l’espace, lieu unique de partage de l’aventure spatiale, européenne et mondiale
La Cité de l’espace est unique, elle se situe au carrefour de multiples métiers et missions. Partager les avancées spatiales et astronomiques avec le plus grand nombre, donner l’envie d’en savoir plus, susciter les vocations, être la « caisse de résonance » de la filière spatiale, témoigner de l’actualité de l’espace et de l’astronomie

Or la grande exposition de la BnF, « La France sous leurs yeux », aurait pu jouer les troubles fêtes dans notre vision d’un monde se déployant en France : 200 artistes, 450 photos et bien d’autres documents !

Éric Larrayadieu, « À La Loupe » Feu d’artifice du 14-Juillet sur les bords de l’étang du Gasloup

Ce ne sont pas des documents illustratifs sur les mutations du pays, mais des photos reflétant un regard contemplatif ou critique.

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Commentaire : Julie Bourges a mené une série de reportages sur des femmes en lien avec les métiers de la mer. Entre récit mythologique et personnages contemporains, ces légendes d’aujourd’hui nous encouragent à nous reconnecter à notre force naturelle, à notre nature sauvage enfouie. 


La parcourir (compter 2 à 3 heures passionnantes) c’est découvrir la société à laquelle nous faisons référence dans nos échanges, mais aussi mesurer le décalage entre l’Église et ceux à qui elle ne parle pas.

Une mission bien particulière

En 2021, le ministère de la Culture souhaite établir un panorama de la France au sortir de la pandémie par des enquêtes et clichés de photojournalistes. « Il fallait que cette profession sinistrée puisse manger après un tel arrêt ». La Bibliothèque nationale de France est chargée de l’organiser, de l’encadrer et d’exposer les résultats. Les moyens dévolus pour cette « Grande commande pour le photojournalisme : Radioscopie de la France : regards sur un pays traversé par la crise sanitaire » sont exceptionnels. 1560 photographes de presse candidatent, 200 sont retenus et bénéficient d’une bourse de 22 000€ sur 7 mois.
D’autres missions de ce type avaient été lancées sur les paysages et ses évolutions, les jeunes générations ou le Grand Paris, mais celle-ci prend une autre ampleur.

Dans l’Évangile, mission est associée symboliquement à filet. Dans cette exposition, le « filet » est à petite maille. La fascination tient aux micro-récits qui accompagnent les photos et que l’on retrouve dans le catalogue, à moins que ce soit le contraire. Mais elle engendre bien des questions politiques, économiques, sociétales, spirituelles.

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Julie Bourges – Les eaux-fortes
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Commentaire : Marion Poussier, Série « Parler » Meryem, Paris, 2023 © Marion Poussier / Grande commande photojournalisme

Différente d’une commande d’agence ou de média fixant un cadre, une vision immédiatement mémorisable dans le flux d’informations, c’est l’expression de professionnels de l’image qui observent, avec toute leur sensibilité, des personnalités du quotidien, qui révèlent les éclats du monde présents dans ce pays.

Ce ne sont pas des photographes d’art qui ont parcouru la France, bien que certains soient en galerie. Chacun a pu travailler sur ce qui lui tenait à cœur.

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Valérie Couteron – Prendre soin
Commentaire : Ce reportage est une mise en lumière des hommes et des femmes aides à domicile et des personnes isolées dont ils prennent soin, dans les territoires ruraux de l’Indre et de la Creuse.

Sarah vient chez Marcelle en tant qu’auxiliaire de vie mais elle vient également tous les après-midi pendant 1 à 2 heures pour faire marcher Marcelle et qui la rémunère en chèque emploi service.

Déborah Chevé, aide à domicile. Le 27 Juin 2022, Bonnat. Entre deux interventions, avant de rentrer chez Alice pour une heure de ménage, Déborah a 10 minutes de battement.

Cette radioscopie, exposée en 2024, fait peu référence à la période du COVID, hormis les drames d’isolement des étudiants, mais on y parle santé avec les déserts médicaux ou les actions des aides à domicile ; les pompes funèbres, les cimetières y ont leur place.

Ces travaux sont très loin de couvrir toute une époque. Ce sont avant tout des portraits, de petits groupes, des natures mortes, des paysages, plutôt en régions que dans les métropoles. Cette radioscopie n’est pas une analyse sociologique de la France, mais une restitution, une vision très éclatée de la société, des territoires.

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Jérôme Bonnet, Portrait de Noam dans l’escalier du lycée Paul-Valéry à Paris.

Jérôme Bonnet, Série « Visage d’une jeunesse en quête d’avenir », Portrait de Noam dans l’escalier du lycée Paul-Valéry à Paris. © Jérôme Bonnet – Modds / Grande commande photojournalisme

Elle ne « couvre » pas le monde au sens des Unes de journaux (pas de manif ou de luttes, pas de salles de classes, pas de meetings ou de départ de vacances en gare, etc.) du fait même des choix successifs : le comité de sélection qui a jaugé les réponses, les projets individuels des photographes et in fine les clichés retenus exposés.  

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Jean-Michel André. À bout de souffle

Commentaire photo ci-dessus Jean-Michel André Série “À bout de souffle“?
Résident des Hauts-de-France depuis 2013, Jean-Michel André s’intéresse à la patrimonialisation et à la transition environnementale menées dans le Bassin minier, et a fait le portrait portraits des enfants et petits-enfants de mineurs, habitants des cités minières, exilés aux vingt-neuf nationalités. Voltige sur le terril 101, dit Lavoir de Drocourt, situé à Hénin-Beaumont. Prise de vue réalisée avec Thibaut Jorion, sportif pratiquant les arts martiaux mixtes à Avion.

Ne cherchez pas StMHlM !

Saint Merry Hors les Murs serait-il désormais non significatif pour des photojournalistes alors qu’il se revendique du monde ? Si l’un d’entre eux s’était intéressé à cette petite communauté croyante nomade, il aurait pu retenir comme objets visuels le carroyage des visages en visio le dimanche, les célébrations du collectif à Notre-Dame de l’Espérance, les réunions en petits groupes « engagés », l’isolement de têtes blanches, etc.

Dans l’exposition, la présence de l’Église est réduite à celle de gardienne de liens sociétaux, de protectrice de traditions : une communauté traditionaliste de Saint-Martin en milieu rural, une bénédiction de bovins ou d’hélicoptère à la Réunion, une photo sublime de prêtres concélébrant attendant dans une sacristie de « monter en scène ». La vision de communautés vivantes est celle des rites d’évangélistes congolais ou de leurs rassemblements de formation biblique.

Commentaire : Nicolas Krief – En Vertu des pouvoirs conférés. La communauté St Martin de Montligeon se consacre à l’accompagnement de croyants dans le deuil et la peine. La liturgie pratiquée est extrêmement précise, très fastueuse, et très suivie par le public présent. Le public, assez homogène ; si on excepte quelques pèlerins venus d’Afrique subsaharienne, et quelques fidèles locaux très religieux, l’assemble semble très « versaillaise ». Les messes semblent parfois rendre compte de ce que furent les sacrements religieux au XIXe siècle quand les bruits des enfants résonnaient derrière les chants et les prières. © Nicolas Krief / Grande commande photojournalisme

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Frédéric Migeon – Maires de France


Commentaire : Frédéric Migeon – Maires de France. Pendant la foire de Lessay, le père Louis Ikendje (à gauche), tout nouveau prêtre de la paroisse, vient de célébrer la messe des éleveurs. Il déambule dans les allées pour bénir le bétail. Dans son sillage, la maire Stéphanie Maubé a également assisté à la messe. Elle considère « faire le même métier que le prêtre : tisser du lien social. C’est important pour moi que je m’entende bien avec lui. »

À cela s’ajoutent, des figures d’anciens pèlerins du chemin de Saint-Jacques, des églises vides transformées en lieux d’exposition « Dieu n’habite plus ici, », et les nouveaux prophètes qui ont des âmes à soigner, les exorcistes.

Les figures de musulmans sont belles et multiples. Classées dans la partie du catalogue de l’exposition sur les libertés individuelles, les photos sur le déclin du catholicisme succèdent sans transition à la série « Les travailleuses du sexe ». Vision caléidoscopique d’un pays-monde !

En fait le monde des membres de SMHlM est un peu partout, car les 450 photos sont classées en 4 catégories/espaces : Libertés, Égalités, Fraternités, Potentialités.

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Lys Arango. Dans le creux

Lys Arango, Dans le creux, Morgane Dayma, 19 ans, est étudiante en sociologie à Paris. Elle fait la queue pour recevoir un panier alimentaire distribué par l’association Linkee. Elle est également bénévole au sein de cette association qui distribue gratuitement de la nourriture à Paris et en banlieue parisienne plusieurs fois par semaine. © Lys Arango / Grande commande photojournalisme

Autant de visions de pratiques citoyennes dans lesquelles ils sont impliqués.

« Potentialiés » et récit

Il y a des « s » dans le triptyque républicain qui surplombe les clichés et rassemble des micro-mondes sous une même bannière. La force de cette exposition tire son origine du temps long passé par les photographes auprès des personnes cadrées et éclairées comme des photos d’art. Ce ne sont pas des photos où prime l’instant de l’évènement. 

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Nathalie Bardou . Patrons solidaires

À la BnF, le labyrinthe d’images apparait comme un assemblage d’une part de formes narratives, des textes de vie en quelques lignes plus forts que des cartels, et d’autre part d’essais photographiques. Définis comme « des situations atemporelles et universelles-le travail, l’enfance, l’amour-si tant est possible » selon A Rothstein, Photojournalism (1961), ces clichés ne relèvent plus de la photographie humaniste. Cette dernière s’appuyait sur un vaste récit collectif partagé politiquement et idéologiquement dans les années 50-60.
Désormais l’horizon commun a disparu, et les photographes essayent de mettre en partage l’intime, de révéler des parcours singuliers fondés sur les affirmations de sens propres à chacun.

Olivier Laban-Mattei - Les sentinelles de la terre

Commentaire : Olivier Laban-Mattei – Les sentinelles de la terre ou la nouvelle paysannerie en France
Dans le froid de l’hiver, en Beauce, Florent Sebban arrache des poireaux dans sa ferme de Pussay. Florent Sebban et sa femme Sylvie Guillot exploitent 3,5 ha de terres maraichères en bio. Ils vendent leur production dans les AMAP de la région. © Olivier Laban-Mattei / Grande commande photojournalisme

La conquête des identités, le débat sur les genres, le désir de sortir des nouvelles conditions de précarité, la multiplicité des initiatives de solidarité, la protection de la terre en sont quelques expressions.


Tel est le grand enjeu de l’exposition, mais aussi de la société : est-il possible de faire du collectif à partir des clichés d’individus dont les prises de vue cherchent à révéler les valeurs ?

On pourrait se dire que « Dans le regard des photographes de la France de 2021 se dessine une France post-Covid plutôt chatoyante, fêtarde, inclusive, queer, férue de loisirs et de musique. Avec des jeunes qui font la fête comme des fous et des seniors qui fréquentent les thés dansants pour draguer. La pandémie, les masques, les vaccins, semblent déjà loin. » Libération (6-04-24).

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André Lejarre – Cela pourrait aussi s’appeler la tendresse

Commentaire : André Lejarre – Cela pourrait aussi s’appeler la tendresseExpulsion du campement de migrants sous la ligne de métro aérien Stalingrad. Anaele et Elise de l’association Utopia 56 viennent soutenir les jeunes expulsés principalement afghans. © André Lejarre / Grande Commande Photojournalisme

Trop simple, car le plus important est esquissé dans les « Potentialités » où sont documentés, par des “marqueurs du monde d’après” des essais de passage à une autre société : l’urgence climatique et la préservation de la biodiversité, l’adoption d’autres modes de vie, l’intérêt pour la maitrise de nouvelles technologies.

Alors les récits se font contes ou chroniques afin de déjouer des approches démagogiques et d’intégrer les humains à un monde à faire advenir.
On a lu de grandes analyses sur la France d’archipel ou périphérique, mais elles ont négligé les racines territoriales ou sociétales sur lesquelles se sont construits nos idéaux. « La France sous NOS yeux » nous en indique certaines.

Lorsque Bruno Latour écrivait en 2017 « Où atterrir ? », il plaidait pour la construction d’un grand récit. StMHlM l’insère dans un autre qui parle de cinq mondes, celui de saint Jean…

Courte vidéo de la visite de l’exposition

Accès aux réponses des lauréats.
Quel que soit votre âge, vous pouvez faire le tour de France à partir de la BnF-François Mitterrand ! jusqu’au 23 juin 2024.
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