La nuit
Avez-vous, un jour, perdu toutes vos raisons de vivre ? Comme si le chemin sur lequel vous marchiez jusque-là s’effondrait brutalement sous vos pieds et vous entraînait dans une chute sans fin. En amont beaucoup de fatigue accumulée, un système nerveux épuisé, comme une batterie de voiture que vous avez beau solliciter et qui refuse tout service. En même temps une envie de grimper aux murs, tant le quotidien vous est devenu invivable, insupportable. Mais difficile d’y échapper.
Quelle est cette perte, cette nuit qui s’abat sur vous,
qui touche tout votre être, corps, âme et esprit,
et vous entraîne comme sur une pente interminable ?
J’étais prêtre, aumônier d’étudiants, courant d’une fac à l’autre, à Paris et en banlieue, de Jussieu à Saint-Denis et Villetaneuse. Ma vie n’était pas de tout repos et j’avais bien des raisons de me sentir fatigué. Mais pas de vivre cette perte de sens.
Que faire quand on est prêtre et qu’on ne perçoit plus rien de ce Dieu qu’on est censé servir ? Le responsable de notre équipe d’aumôniers, sans trop comprendre ce qui m’arrivait, me proposa de partir me reposer et me dit qu’il me gardait ma place jusqu’à ce que les choses aillent mieux. De fait, il m’était impossible de continuer à faire comme avant, impossible de prendre la parole, de présider une célébration, d’animer une discussion ou un temps de prière. Comme d’autres sans doute, dans leurs vies professionnelles et familiales, se retrouvent du jour au lendemain dans l’incapacité d’exercer leur métier ou d’accomplir les tâches quotidiennes qui sont les leurs.
C’était la nuit et rien ne m’avait préparé à ce désarroi total. Ce qui avait structuré ma vie jusque-là, ce qui lui avait donné sens et m’avait poussé en avant, m’amenait au bord d’un gouffre. Pour ne pas y tomber, j’étais tenté de me raccrocher aux branches, de garder les apparences, de faire « comme si », de me rigidifier au risque qu’il n’y ait plus rien derrière cette façade. Mais comment vivre, vers quoi aller ? Je sentais le souffle de la mort tout proche. Au point que je n’osais pas m’approcher des fenêtres tant était fort le fantasme de basculer par-dessus la rambarde. Un médecin contacté me prescrivit un anxiolytique qui calma un peu mon trouble intérieur et me permit de retrouver, au moins partiellement, le sommeil. Mais le problème était ailleurs : que faire ? Où aller ?
Un chemin d’incertitude
J’avais rencontré quelque temps auparavant un ami qui m’avait fait découvrir une forme de méditation inspirée du Zen. Reprenant ce fil, lâchant les pensées qui tourbillonnaient dans ma tête, les laissant descendre comme feuilles en automne, j’ai pu un peu « lâcher prise ». Et cela m’a amené à prendre conscience de ce que mon corps essayait de me dire et que je ne percevais pas jusque-là : je lui faisais subir une pression devenue insupportable et il avait allumé des clignotants. À moi de les voir. Mais la vie était toujours là, perceptible dans les battements de mon cœur et le souffle de ma respiration. Un retour à l’élémentaire qui permettait de mettre un pied devant l’autre.
Grâce à cet apport de l’Orient, j’ai vécu une première étape de réconciliation intérieure, laissant peu à peu s’apaiser le tourbillon qui m’habitait. Attentif à la posture du corps, à la recherche d’un minimum de justesse, j’ai retrouvé la possibilité de durer dans le silence, sans le remplir d’idées ou de belles pensées. Et j’ai eu la surprise de sentir, au fond de moi, s’inverser des courants profonds. L’assise me permettait de devenir réceptif. Réceptif plus que je ne l’avais jamais été : à un simple rayon de lumière ou à une parole essentielle, à la détresse d’autrui ou à la profondeur d’une question. C’était comme si la vie, simplement la Vie, trouvait en moi un passage plus large, moins encombré.
A commencé alors pour moi une longue traversée du désert. Les coups de boutoir de la vie m’avaient laissé exsangue et épuisé, asséché. Difficile de trouver des points de repère et un peu de lumière. Il fallait d’abord me reposer, remettre les pieds sur terre, reprendre quelques forces. J’ai trouvé refuge chez des amis qui ne m’ont pas posé de question et, après un temps de repos, je me suis embauché à l’Assistance Publique comme agent hospitalier, histoire d’utiliser mes bras et mes jambes à quelque chose d’utile.
Désert
Mais un lieu symbolique m’attirait : le désert. J’avais déjà eu l’occasion, d’aller à deux reprises dans le Hoggar, à l’Assekrem, là où Charles de Foucauld, à son époque, avait construit un ermitage. Pourquoi le désert ? Je ne sais pas. Peut-être parce que c’était un lieu en harmonie avec ce que je vivais, un espace pour chercher et, qui sait, renouer avec l’essentiel. En tous cas, après un nouveau temps de repos, je suis parti passer 40 jours à l’Assekrem, accueilli dans un des ermitages par un des Petits frères du Père de Foucauld.
Là-bas, qu’ai-je découvert ? D’abord que se presser n’a plus d’intérêt. Le temps, la lumière, les pas sur le chemin, un souffle de vent, une gorgée d’eau, une parole échangée, un long silence, une plante fragile entre deux cailloux, tout prend une autre consistance. On peut ouvrir les mains, un peu comme si l’on n’avait plus peur de la mort. Certains découvrent Dieu ici. Pourtant ce que l’on ressent n’est pas Dieu. Peut-être est-ce seulement le chemin d’accès de Dieu en nous ? Comme une porte qui s’ouvre. On a envie de rester, comme les apôtres sur la montagne. La pauvreté ne fait plus peur. Même si l’on éprouve à la fois une crainte – ce lieu est si étrange et la solitude peut y être si profonde – et une grande paix éblouie. Qui pourra dire ce qui tressaille en nous, ce qui frémit ainsi ? Qui saura dire la grâce du désert et de ce désert-là ?
La splendeur et l’âpreté du désert disent une parole de silence. On n’a plus envie de détacher son regard de cette beauté surprenante, incroyable, qui n’est faite que de lumière et de rocher nu. Tout ce qui paraît ailleurs nécessaire à la vie semble moins important. La vie est autre chose que ce dont on la remplit. Oubliera-t-on jamais ? Une petite phrase de Charles de Foucauld m’a accompagné : « Mon Dieu, si vous existez, faites que j’en perçoive quelque chose ». Faut-il parler de prière ? Plutôt une manière de rester là et d’attendre, une manière de ne pas désespérer, d’attendre ce qui éclairera la nuit.
J’ai eu la surprise de découvrir dans un texte ancien de saint Jean de la Croix une description de ce que je vivais, lorsque dans « La nuit obscure » il parle de la nuit de la foi, la nuit des sens et la nuit de l’esprit. En lisant ces lignes j’ai eu le sentiment que là où je cherchais un chemin en tâtonnant, quelqu’un était passé avant moi. Dans le désert, on reconnaît le passage à une simple pierre déplacée, à une trace dans le sable. C’est ainsi que l’on trouve le chemin de la source. Pas question d’une allée bien large et bien balisée, parfaitement repérable,
Les paroles de la Bible trouvaient en moi une résonance nouvelle. Avec elles pouvait souffler l’Esprit, dans le passage ouvert. Comme à tâtons, j’allais à la rencontre de la tendresse cachée. Albert Besnard, écrivait dans une lettre reçue, alors que j’étais à l’Assekrem :
« Il faudrait se souvenir toujours que Dieu est plus proche de nous
quand nous respirons simplement au rythme vrai de notre être
que quand nous retournons dans notre tête mille pensées
qui soi-disant le concernent. »
Je n’ai pas trouvé Dieu comme Paul Claudel à Notre-Dame. Mais à force de décapage, de perte et de vide traversés, je suis devenu sensible à ce souffle discret et tenace, à cette « parole de silence » audible à celui qui devient réceptif et tend l’oreille, cette « voix de fin silence », comme il est dit dans le Livre des Rois et qui s’exprime par la bouche du Christ et se révèle dans ses actes, au cœur des Évangiles, faisant entrevoir le visage d’une infinie tendresse qui ne s’impose pas mais ne cesse de se faire proche.
Croisée des chemins
Cette expérience éprouvante et féconde m’a durablement marqué. Ce moment crucial de l’existence s’est révélé avoir beaucoup de points communs avec ce que traversent tant d’autres. Aujourd’hui, on parle volontiers de « burn out », mélange d’épuisement, de dépression et de perte de sens. Mais à l’époque, on n’en parlait guère, comme si un aveu de faiblesse ne pouvait être qu’honteux et déshonorant, ou qu’un tabou obligeait à faire, en toutes circonstances, bonne figure.
Mais je me suis rendu compte que beaucoup d’hommes et de femmes, notamment aux alentours de 35-40 ans, vivaient une forme de remise en cause qui les déstabilisait profondément et, pour certains, les plongeait dans une dépression dont il leur était difficile de sortir. Au cœur d’une vie de famille ou dans une vie professionnelle aux lourdes responsabilités, comment y faire face ? Si dans son couple, on ne se comprend plus, que faire ? Difficile de prendre du champ et de retrouver une assise quand on vit des interrogations radicales sur le sens de sa vie.
Pourtant, en parlant avec ceux qui ont accepté d’évoquer leur traversée de la nuit, je me suis aperçu que cette confrontation aux forces de mort qui nous habitent, cette plongée dans le tragique et l’angoisse, cette expérience de la fragilité et de la perte, ont pu jouer, dans leur vie, un rôle central. Grâce à la psychanalyse pour certains, ou en tâtonnant dans le noir, les gués franchis ont souvent permis d’aller vers d’autres espaces. À côté de quelques cicatrices, on découvre chez eux une ouverture de cœur et une capacité d’empathie nouvelles et précieuses. Alors que, chez ceux qui se sont blindés, la rigidité l’emporte.
Beaucoup de prêtres vivent des temps difficiles qui sont malheureusement assimilés en général à des problèmes personnels au lieu d’être compris comme des moments essentiels de la vie, si périlleux qu’ils soient. La pression, l’appel au courage et à la fidélité aboutissent souvent à des cassures, parfois à des catastrophes. L’appel du héros ne suffit pas. L’Église n’est pas la Légion.
De tels passages nécessiteraient d’être accompagnés et compris comme ils le sont dans les monastères. Un ami, père Abbé d’une abbaye bénédictine m’a dit un jour :
« Tout père Abbé sait qu’un jour ou l’autre la plupart des membres de sa communauté traverseront un temps de nuit comme celui-là. Dans ces cas-là, nous disons à l’intéressé : “Tu continues à avoir ta place parmi nous, mais on ne va pas te demander de participer à tous les offices, ni de présider une célébration ou d’y prendre la parole.“ Cela peut prendre du temps, mais c’est au cœur de l’expérience spirituelle et de la vie monastique, comme saint Jean de La Croix l’a montré. »
Une sagesse rarement partagée par nos évêques qui, dans leur volonté de tenir le terrain, ont du mal à être de bons pères abbés.
Aujourd’hui
Comme le disait saint Jean de la Croix : « La source, elle coule, elle court, mais c’est de nuit… Dans la nuit obscure de cette vie, ciel et terre viennent y boire, mais c’est de nuit. » Certains voudraient des évidences. Mais pour moi, si Dieu se laisse entrevoir, ce n’est jamais dans la pleine lumière, et je reste plus sensible aux questions, aux interrogations et aux incertitudes qu’aux affirmations péremptoires.
Du coup, me direz-vous, comment dire sa foi et comment prier,
en étant habité de tant de questions et d’incertitudes ?
Prier, pour moi, aujourd’hui c’est rejoindre la préoccupation de Dieu pour notre monde, qui va mal et où il y a tant de sujets d’inquiétude.
Prier, c’est oser lever les yeux vers l’horizon des promesses divines en croyant qu’elles sont pour les hommes de notre temps.
Prier, c’est oser croire que l’action de l’Esprit, dans les cœurs, même si elle est bien cachée, est effective et forte.
Prier, c’est refuser de s’habituer, ou de démissionner ou d’entretenir une fausse quiétude. C’est partager l’indignation des prophètes devant l’intolérable.
Prier, c’est croire que, là où il nous est demandé d’agir, Dieu est déjà à l’œuvre.
Voici en quels termes Joseph Moingt parlait de la prière :
« La prière, ce n’est pas demander à Dieu d’intervenir pour faire ce que je ne peux pas faire ou pour en faire davantage. La prière, c’est le silence qui nous permet de nous imprégner de la gratuité de Dieu. […] On ne fait pas intervenir Dieu dans le monde. (Il) n’intervient que par la communion des esprits. Il nous fait faire des choses, nous fait chercher des choses ensemble. C’est comme cela qu’il intervient dans le monde. La prière, c’est surtout le silence, qui peut nous donner un peu le regard de Dieu sur le monde et qui nous imprègne de sa gratuité, la gratuité de la vie, la gratuité de l’amour. Et c’est cela qui transforme notre action, notre pensée, notre langage, notre être avec les autres.
La gratuité qui nous détache de nos a priori, de nos intérêts, de nos idées toutes faites, et qui, du fait même, en faisant tomber tout cela, ouvre notre regard, nous permet de voir les autres, de les voir en vérité. Oui, la prière peut nous donner un regard prophétique pour voir ce qui est en train de naître. On voudrait bien qu’elle agisse tout de suite sur l’esprit des gens. Le seul effet qu’elle a, c’est que l’Esprit de Dieu qu’elle met en nous sera communiqué par nos relations avec les autres. Il se transmettra à travers nos paroles, à travers nos nouvelles manières d’agir avec les uns et les autres ; et c’est cela qui doucement fait naître le Royaume de Dieu. Le Royaume, c’est ce que j’ai à faire aujourd’hui, maintenant. Et en me disant ce que j’ai à faire, la prière me donne la force de l’accomplir. » (Croire, quand même – Temps présent, 2015 – pp. 232-234)
Voilà une invitation à puiser à la source, même si c’est « de nuit ».
Merci infiniment Jean-Claude pour ce témoignage personnel si profond qu’il rejoint chacun là où il en est.
Merci pour ce témoignage fort qui éclaire nos nuits tant le climat ecclésial se fait sombre. La foi demeure même si elle vacille de temps à autre. Je vais partager ce texte le plus largement possible tant il est porteur de sens pour nos vies tourmentées.
Et merci pour nos fructueux partages au sein de la CEPFE.
Très beau témoignage qui associe la spiritualité et le corps : mon corps, le corps social, le corps de l’église, le corps du christ
merci pour ce témoignage véritablement ”édifiant” au sens premier du terme – voilà du bon grain à moudre et je vais le partager Solange de Raynal
Comme il est bon d’aimer la nuit, d’en boire la source de silence dans le fondu enchaîné de l’effacement de soi ou des autres ou de ce Dieu de mes représentations, vers ?… je cesse de savoir, de vouloir savoir.
Épousailles du passage…