On entend quand même d’étranges choses dans nos campagnes. Je ne parle pas ici de la colère bruyante, en klaxons et sifflets, souvent légitime des agriculteurs. Je pense surtout aux paroles de quelques célèbres morceaux appartenant à notre patrimoine musical. Par exemple, à l’occasion des grandes réunions sportives, retentissent, comme un rappel, les mugissements « de ces féroces soldats » égorgeurs. Bientôt, dans un registre autrement pacifique, peuplant le silence d’une nuit, les anges entameront l’hymne des cieux et les fidèles, avec eux, le reprendront à pleine voix. Guerriers ou célestes, certains chants ont dessiné un paysage sonore pour les campagnes d’hier. Les événements d’aujourd’hui permettent de les reprendre en une sorte de communion laïque ou religieuse. Le temps de l’Avent reste particulièrement propice à cette invasion musicale.
Certes la place des chants noëliques demeure différente encore maintenant en Angleterre, en France, en Allemagne, en Italie ou en Espagne. Ici de multiples rassemblements de rue, réunissant chorale et musiciens, là une préférence pour les concerts dans les églises ou les temples, ailleurs juste un chanteur ou un groupe allant de maison en maison, ailleurs encore des interprétations domestiques plus discrètes autour de l’inusable O Tannenbaum (1824). Qu’importe. La période qui précède Noël valorise singulièrement un répertoire que l’on pense venu du fond des âges. On n’évoquera pas ici celui de la musique « savante », des oratorios d’hier aux créations contemporaines (de Benjamin Britten ou Michaël Stenov) même si certaines de ces œuvres religieuses sont truffées de pièces populaires. Par exemple, en écoutant la Messe de Minuit de Marc-Antoine Charpentier, écrite en 1690, l’auditoire pouvait reconnaître les thèmes de Joseph est bien marié, La jeune pucelle ou Laissez paître vos bêtes. D’autres de Bach à Daquin utiliseront le procédé. C’est donc bien à ce type de répertoire socialement partagé, les « noëls », qu’il convient de s’intéresser.
Pourtant, même si jadis les voix « d’une armée céleste en masse » (Luc 2, 13) ont pu dissiper la crainte initiale des bergers, il reste cependant bien difficile de savoir à partir de quand s’est constitué le corpus noëlique traditionnel dont nous connaissons encore aujourd’hui quelques « tubes » quasi indémodables sinon pour leurs paroles un peu surannées et d’une autre civilisation, du moins pour leurs mélodies aisées à retenir et à transmettre. On en trouve des traces ténues dès le XIe siècle en accompagnement du jeu des mystères. Dans les pays germaniques, l’un des plus connus (Joseph, lieber Joseph mein) est déjà attesté au XVe siècle. En France, c’est aussi à partir de 1400-1450 que s’affirme le genre, œuvres d’ecclésiastiques, voire de simples laïcs puis d’organistes ou de maîtres de chapelle. Peu à peu les textes deviennent plus brefs, les thèmes centrés autour d’un sujet précis portés par des timbres souvent déjà connus et parfois supports de chansons à boire. Ces compositions destinées à Noël explosèrent aux XVIIIe et XIXe siècles en produisant, en France tout au moins, Venez divin Messie (1711) jusqu’au Il est né le divin enfant (1824) et, justement, aux anges dans nos campagnes publié pour la première fois en 1842 mais dont on ignore tout de la création. En revanche, on reste beaucoup mieux renseigné sur le jadis très populaire Minuit, chrétiens, belle illustration d’une forme de religiosité passablement terrorisante. Exécuté pour la première fois le 24 décembre 1847 dans la paroisse de Roquemaure (Gard) afin « de Dieu apaiser le courroux », il possède l’originalité d’avoir été composé, pour les paroles, probablement en 1843, par Placide Cappeau, négociant républicain socialiste et anticlérical, et pour la musique par Antoine Adam à propos duquel Vincent d’Indy disait méchamment qu’il « ne croyait à rien, pas même à sa musique ». Il n’empêche. Au moins jusqu’aux années 1960 dans nombre de paroisses françaises, ce « cantique » resta le morceau de bravoure annuel pour la minute de célébrité d’un ténor ou d’un baryton local.
Même si l’on doit à un catholique anglais exilé (John Wade) la composition vers 1743 de l’Adeste Fideles, c’est surtout au cours du XIXe siècle que les Christmas carols anglais retrouvèrent un dynamisme public jamais démenti depuis. Les récolements entrepris par l’Église méthodiste ou le mouvement d’Oxford, sensible au cérémonial ancien, permirent la publication de très nombreux recueils. En interprétant As Joseph was a Walking, Deck the Halls ou The Twelve Days of Christmas. les chorales charitables ou religieuses feraient désormais résonner les carols aux carrefours des villes ou sous les voûtes des chapelles princières.
Hier associé aux bandes de violons qui couraient les rues, aux pétards qui éclataient dans les églises au moment de la consécration, aux musettes qui accompagnaient les danseurs jusque dans les chœurs, Noël demeure une fête nimbée de bruits plus ou moins harmonieux comme la vie elle- même. La tentation est alors grande de terminer ce billet en inversant les vers de La Fontaine: « Vous dansiez, j’en suis fort aise. Eh bien chantez maintenant ». Oui, demain chantez à pleine voix que le monde vous entende lui dire « Joyeux Noël ».
merci