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Jean-Pierre Porcher (2010) / Ivan Kramskoï (1872). Le Christ au désert

2025. Le désert : thème de carême de Saint-Merry Hors-les-Murs. Qu’est-ce que méditer ?  Avec une série photographique prise il y a vingt ans, Jean-Pierre Porcher a reformulé la question à partir d’une œuvre iconique de l’art russe : Le Christ au désert de Ivan Kramskoï (1872). La chronique de Jean Deuzèmes

Comment, en 2025, les membres de la communauté Saint-Merry Hors-les-Murs ont-ils appréhendé le thème du désert proposé aux groupes de carême ? Ont-ils mobilisé des images pour accompagner leur livret de textes ?

Certains se sont peut-être souvenus du Christ au désert de la Galerie Tretiakov, à Moscou, un des grands classiques de la peinture du XIXe connu de tous les Russes.

Si les connotations historiques, symboliques, esthétiques, ne sont plus les nôtres, mais rappellent l’Angélus (1859) de Jean-François Millet, elles nous « parlent ».

Jean-Pierre Porcher, lui, a pris la bonne distance photographique de l’œuvre russe et a observé ceux qui méditaient sur le Christ en méditation

Jean-Pierre Porcher (2010) / Ivan Kramskoï (1872)© Jean-Pierre Porcher

Kramskoï a été l’un des fondateurs du groupe de peintres dit “les ambulants” qui, après l’abolition du servage (1861) et dans le bouillonnement intellectuel de la seconde moitié du XIXe siècle, s’intéressent à la société, à la nature, sortent leurs chevalets et inventent les expositions nomades. Or la peinture religieuse russe, en particulier telle qu’elle se montre dans les églises, est plutôt flamboyante, joyeuse, presque naïve (comme les primitifs italiens).

Quelles questions peuvent se poser les visiteurs devant ce tableau et nous à leur suite ? Pourquoi cette tristesse du Christ ? Quel est ce désert ? Le permafrost ? La glace, la pierre ? Les Russes connaissent mieux que nous les espaces vides et infinis – les grandes plaines, mais aussi les forêts, les “montagnes russes” de Sibérie, les fleuves gigantesques.

Lors de sa première exposition, ce Christ a provoqué des discussions sans fin (les interminables discussions morales dans Dostoïevski autour du bien, du mal, du permis, de l’interdit, de la transgression, de l’être social et de l’individu). On appelait ce Christ “le Hamlet russe”.

Jean-Pierre Porcher (2010) / Ivan Kramskoï (1872)© Jean-Pierre Porcher

Pourquoi les Russes méditent-ils pareillement devant ce tableau ? D’autant qu’ils ont vu, juste avant, du même Kramskoï, L’inconnue, une femme qui vous regarde de haut, toute en fourrures et rubans bleus, assise dans une calèche découverte, dans Moscou enneigée .

Le sujet retenu est religieux. Le peintre, par sa technique, met le sujet face au spectateur. Ce dernier devient alors un témoin direct. Que se passe-t-il dans le secret de ce dernier ? Comment le sujet du tableau imprègne-t-il alors celui qui le regarde ? Méditer se transmet-il ? Première mise en abîme.

Et si vous n’êtes pas immédiatement devant le tableau, mais à quelques mètres, comment votre perception et votre émotion sont-elles modifiées par les autres spectateurs qui, par leur corps, créent une sorte de filtre ou de ballet ? Votre regard ne peut alors éviter les spectateurs mobiles qui, de leur côté, méditent sur un sujet de peinture immobile qui lui-même médite… Deuxième mise en abîme.

Jean-Pierre Porcher (2010) / Ivan Kramskoï (1872) ©Jean-Pierre Porcher

Présenté avec la vielle technique du carrousel de diapos, l’œuvre de Jean-Pierre Porcher a été présenté en 2010 dans le claustra de Saint-Merry. Il s’est alors produit une troisième mise en abîme, presque un retour aux sources. Le visiteur n’était pas dans un musée, mais dans un espace du religieux. Il s’arrêtait devant des photos d’autres que lui, vus de dos, méditant sur un Christ en méditation.

Le sujet lui était familier, les Évangiles de Luc (4, 1-12) ou Matthieu (4, 1-11) évoquant la tentation du Christ avec des images verbales, d’un dialogue avec le tentateur.

 Alors Jésus fut conduit au désert par l’Esprit pour être tenté par le diable.
Après avoir jeûné quarante jours et quarante nuits, il eut faim.

Or Kramskoï qui a fait de longues recherches, jusqu’à passer du temps dans le désert pour s’imprégner du milieu, montre un homme qui médite sur sa vie ; il exprime une situation dramatique, ce que chacun a pu connaître. En cherchant à renouveler la peinture religieuse, il parle de son expérience d’épuisement, une expérience universelle. Il parle du désert, le lieu de la fragilité et en conséquence de la rencontre avec Dieu.

L’artiste vous plonge dans les profondeurs de son art, où vous comprenez
peu à peu ce qu’il pensait lui-même quand il a peint ce visage, épuisé par le jeûne, par la prière, par la souffrance, couvert de larmes et torturé par les péchés
du monde, pour finalement trouver la force de vaincre

Ivan Gontcharov

Dit d’une certaine manière, Jean-Pierre Porcher propose une mise en regard, façon poupée russe… Il n’utilise pas les mots.

Le voir précède le mot. L’enfant regarde bien avant de pouvoir parler.
Mais le voir précède également le mot en ce sens que c’est en effet la vue
qui marque notre place dans le monde […]
Le rapport entre ce que nous voyons et ce que nous savons
n’est jamais fixé une fois pour toutes.

John Berger. Voir le voir (1971)

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