Rien n’est plus éloigné de nos pratiques et croyances religieuses que celles des asiatiques et plus particulièrement de la Chine, dont la culture surplombe de sa profondeur celle de l’Extrême-Orient. Voici le second épisode de la chronique de Colette Deremble consacré au Dao (le chemin, la voie) et à un de ses grands penseurs : Tchouang-Tseu.
À l’horizon de la vie spirituelle chinoise, il y a le Dao, terme qu’on peut traduire par « chemin ». Il désigne ce qu’on appelle communément la transcendance, c’est-à-dire ce qui est au-delà de l’humain, de sa logique, de son intelligence, de sa morale. « Chemin » et seulement chemin, car comment nommer ce qui est inconcevable sinon par les pas qui y mènent ?

Les monothéismes judéo-chrétiens ont, eux aussi, tenté de penser cet horizon de transcendance, ce Dieu auquel ils ont donné pour nom un tétragramme intraduisible et imprononçable : Yahwé. Néanmoins, ils ont très vite rempli ce vide abyssal et quasiment insupportable en le disant Créateur, en le faisant parler, agir, sentir, juger…., bref en projetant sur cet « Être » des attitudes et des pensées humaines : c’est un Dieu aimant, tendre, jaloux, colérique…, bref un Dieu qui a toute la panoplie des sentiments humains. Les Juifs comme les chrétiens parlent à Dieu, entendent Dieu leur parler, croient savoir ce qu’il veut, font pression sur lui par la prière…
Les chinois, quant à eux, vont jusqu’aux limites de la pensée de la transcendance en refusant de mettre un visage à ce qu’ils estiment devoir rester de l’ordre de l’altérité à moins de devenir la projection de nos imaginaires. C’est là l’audace de la pensée religieuse chinoise que de ne pas transformer le Dao en une personne. L’homme ne peut que se mettre sur le chemin de cet inconcevable. Il n’y accède jamais, ou alors en mourant.
Pourquoi les humains ont-ils inventé ce concept de transcendance ? Sans doute parce qu’il est indispensable à l’équilibre voire à la survie du vivant que de savoir qu’ils ne savent pas tout, ne maîtrisent pas tout, ne peuvent pas tout. La pensée de la transcendance radicale conduit à celle de l’humilité radicale de l’homme, et cette humilité est vitale pour sa survie et celle de la planète.
Un penseur déterminant : Tchouang-Tseu

Parmi les penseurs les plus déterminants de cette pensée de l’absolue transcendance divine et donc de l’absolue humilité humaine figure Tchouang-Tseu, qui vivait sans doute au 4ème siècle avant Jésus-Christ, entre 370 et 300, semble-t-il dans la solitude, le silence et le dépouillement.
Il est supposé être l’auteur d’un texte en prose qui porte son nom (Zhuangzi ou le « Classique véritable de Nanhua ») et qui restera un modèle dans l’histoire de la littérature chinoise, à la fois quant au fond et quant à la forme : c’est un ensemble de paraboles, de dialogues, pleins d’humour, d’ironie, de paradoxes, pointant la force de la faiblesse, l’intelligence du sot, l’efficacité de l’inaction…Le langage paradoxal n’est pas chez lui un simple effet de style, mais une manière de débusquer les prétentions de la logique à vouloir rendre compte de la réalité transcendantale : tout ce que nous en percevons est relatif, inadéquat. Ce qu’on peut en dire n’est qu’approximation, métaphore. « La grenouille au fond du puits ne saurait parler de l’océan, enfermée qu’elle est dans son trou. L’insecte qui ne vit qu’un été ne saurait parler du gel, limité qu’il est à une saison ».
Tchouang-Tseu dénonce donc les limites de l’intelligence et du langage humains face au mystère insondable qu’est le Dao :
« – Connaîtriez-vous ce qui, dans les choses, peut être unanimement tenu pour vrai ?
– Et comment le connaîtrai-je ?
– Est-ce à dire que vous connaissez ce que vous ne connaissez pas ?
– Et comment le connaîtrai-je ? … »
Le Dao est-il à l’origine de tout ? Sans doute, mais comment notre intelligence pourrait-elle envisager un commencement à ce qui n’a pas de commencement ?
« Il y a le commencement. Il y a ce qui n’a pas encore commencé d’avoir un commencement.
Il y a ce qui n’a pas encore commencé de ne pas commencer d‘avoir un commencement…. ».
Pour les Chinois, il faut donc cesser de parler de Dieu, même en temps qu’hypothétique créateur, et surtout cesser de le faire parler. « Le connaître et ne pas en parler, c’est le moyen de rejoindre le Ciel. Le connaître et en parler c’est le moyen de rejoindre l’homme. »
Mieux vaut tenter d’écouter ce qui, dans l’harmonie de l’univers, nous met sur le chemin, même s’il est toujours ailleurs, au-delà de ce que nous pouvons en présumer. Car, par définition, il est tout et le contraire de tout, à la fois au-delà de tout et diffus en tout, dans toute chose, dans l’univers, dans les êtres animés ou inanimés, ce qui relève du fond animiste de la tradition chinoise.

Le Dao
« Le Dao ! Il couvre le ciel et porte la terre.
Il s’étend dans les quatre directions et s’ouvre jusqu’au huit extrêmes.
Sa hauteur est inaccessible, sa profondeur insondable ;
Il embrasse le ciel et la terre et fait advenir les êtres à partir de ce qui n’a pas de forme.
Source jaillissant du creux, peu à peu il remplit tout ;
flot lumineux et turbide, peu à peu il se clarifie.
Dressé il comble l’espace entre ciel et terre,
répandu, il recouvre les quatre mers.
Mis en œuvre, jamais il ne s’épuise,
et ne connaît ni aurore ni crépuscule.
Déroulé, il enveloppe les six conjonctions du monde,
enroulé, il ne remplit même pas le creux de la main… »

la « Voie », notion maîtresse
du taoisme
« Il y avait quelque chose d’indéterminé.
Il était là avant le ciel et la terre.
Ce quelque chose était muet et vide, indépendant, inaltérable.
Il circule partout sans se lasser jamais.
En somme, c’était la Mère du monde.
Ne connaissant pas son nom, je le nomme ‘la Voie’.
Faute de mieux, je le dis grand.
Grandeur signifie étendue.
Étendue qu’on atteint au loin.
Or donc, la Voie est grande,
le ciel est grand,
la terre est grande,
et l’homme est grand. »
Une parabole de Tchouang-Tseu en rend compte différemment :
« Intelligence fit un voyage au pays du Nord, à la recherche du Dao. Il rencontre « non-agir » et lui posa ces questions : « Quelle voie doit-on suivre pour atteindre le Dao ? ». Non-agir ne répondit pas, parce qu’il ne savait pas quoi répondre.
« Intelligence » se dirigea alors vers le pays du sud et posa les mêmes questions. Le Sud répondit : « Je sais et je vais vous le dire ». Mais il oublia ce qu’il voulait dire.
Intelligence s’en alla au Palais du Souverain Jaune et l’interrogea. Le Souverain Jaune lui répondit : « Pour connaître le Dao, on ne doit se livrer à aucune réflexion ; on ne doit rien faire… Le Dao est partout. Le Dao est nulle part. Même errant à l’infini, une intelligence n’en connaîtrait pas les limites…».
La meilleure approche qu’on puisse avoir du Dao est l’approche négative : celui qui sait qu’on ne peut rien savoir approche un peu du début du « Chemin ». Cette spiritualité négative, qu’on appelle apophatique, est commune à beaucoup de mystiques universelles. La différence avec les mystiques chrétiens ou musulmans est que ceux-ci cherchent à rencontrer quelqu’un, qu’ils savent ne pas pouvoir connaître avec leur intelligence mais en qui ils espèrent se fondre par extase. Pour le mystique taoïste ce « quelqu’un » est encore de trop, car il renvoie à la notion de personne humaine : il est immanquablement notre projection.
Pauvreté et dessaisissement de soi

la Tortue dans la boue
La conséquence pratique de cette sagesse conduit le taoïste à la pauvreté, au dépouillement, au renoncement au savoir, à l’avoir, au pouvoir. Au roi qui envoie chercher Tchouang-Tseu pour lui confier une responsabilité importante, celui-ci répond: « J’ai entendu dire que le roi conservait en reliques une tortue magique qu’il a fait placer dans un coffret sur l’autel des ancêtres. À votre avis, cette tortue aurait-elle préféré mourir sachant que ses os seraient l’objet d’une vénération éternelle ou aurait-elle mieux aimé rester vivante à traîner sa queue dans la gadoue ? Elle aurait mieux aimé rester vivante et traîner sa queue dans la gadoue, répondent les messagers. Eh bien, moi aussi j’aime mieux vivre ici et traîner ma queue dans la gadoue ».
Le meilleur moyen de percevoir le Dao est de se faire vide, notion centrale dans la sagesse taoïste. Comme le dit un autre grand penseur du Dao, Laozi : « On pétrit de la terre pour faire des vases. C’est du vide créé que dépend l’usage des vases. On perce des portes et des fenêtres pour faire une maison. C’est de leur vide que dépend l’usage de la maison ».
Le vide de soi permet de se laisser emplir du plein qu’est le Dao. Seul le silence permet d’entendre, seule la conscience de l’absence permet de percevoir la présence…
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À suivre la semaine prochaine !
Vous aviez manqué le premier épisode ? Vous pouvez le lire ICI





Merci Colette,
Ce que tu dis du Dao me touche beaucoup.
Combien de fois j’ai fait remarquer que, l’un ou l’autre, nous prêtions des intentions ou des pensées à Dieu.
Et combien de fois j’ai fait remarquer qu’on Lui prêtait beaucoup alors qu’il n’avait pas d’yeux pas de mains et que je pensais qu’il ne pensait même pas. Est-ce confortable ou inconfortable? En tout cas cela m’évite de m’enfermer dans une tour forte devenant prison, même si elle peut être confortable.
Merci pour cette ouverture que tu nous offres.
Michel
Bonjour et merci pour les articles sur les philosophies chinoises, j’ai acquis la sculpture de Philippe Demarchi « le Chemin » elle illustre pour moi le Dao. Philippe Demarchi a été un berger, il est devenu sculpteur et j’aime beaucoup ce qu’il crée. Amicales salutations
Christiane Giraud Barra