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La pensée du Yin et du Yang

Rien n’est plus éloigné de nos pratiques et croyances religieuses que celles des asiatiques et plus particulièrement de la Chine, dont la culture surplombe de sa profondeur celle de l’Extrême-Orient. Voici le troisième épisode de la chronique de Colette Deremble consacré à l’importance du Yin et du Yang dans la pensée, la philosophie, la médecine et la culture chinoise.

Parmi les éléments structurants de la culture chinoise figure la pensée du yin et du yang, qui relève plutôt de l’ordre de la philosophie. C’est une pensée fondamentale. Elle n’est pas née de manière abrupte ou théorique. C’est le fruit d’une observation pragmatique du monde. En observant l’univers, les Chinois y voient un gigantesque écosystème, un équilibre où tout semble intrinsèquement lié, le climat, le circuit de l’eau, des saisons, du ciel, leurs correspondances sur les vivants, sur notre corps, notre croissance, nos humeurs…. Ils en tirent la conclusion qu’il faut respecter et contempler cette harmonie où tout est solidaire et où tout se transforme.

Symbole Yin (noir) et Yang (blanc) :
complémentarité et intrication
Domaine Public – Wikimédia commons

L’autre observation que leur inspire la contemplation de l’univers est la complémentarité indissociable de l’ombre et de la lumière, de la vie et de la mort, du bien et du mal. Tout semble trouver son équilibre dans la tension de l’un avec l’autre et c’est ce qui est à la source de l’harmonie.
Les Chinois n’en cherchent pas la cause, ce qui leur évite la question difficile à laquelle la notion de Dieu créateur entraîne inévitablement : pourquoi le mal ? Pour un chinois la question ne se pose pas. Il y a le mal parce qu’il y a le bien et il y a la nuit parce qu’il y a le jour. Il ne s’agit pas de savoir qui en est responsable. C’est un fait. Il ne s’agit pas non plus de vouloir supprimer l’autre, le différent, de le stigmatiser : c’est utopique, naïf et même nuisible, car ce serait oublier que le bien est intrinsèquement lié au mal.
De même, on ne peut imaginer expirer sans inspirer. Cette pensée est tout sauf binaire : elle n’oppose pas des contraires qui s’excluraient l’un l’autre ; elle les pense comme complémentaires et intriqués. C’est ce qu’exprime le symbole très particulier du taijitu, où le noir et le blanc s’interpénètrent l’un l’autre à l’intérieur d’une forme circulaire, qui renvoie à l’harmonie primordiale.

Cette pensée a des conséquences immenses notamment dans le domaine anthropologique, car elle affirme l’altérité (je suis autre que toi), mais aussi l’indissociable complémentarité (je ne peux rien sans toi), et l’inextricable unité (une part de toi est en moi). Appliqué aux questions morales, cela implique que, dans tout bien, il y a des effets pervers ; appliqué aux questions de genre : il n’y a pas de masculinité sans féminité : chaque homme a sa part, plus ou moins grande, de féminité, et inversement. Tout est relation ; on ne peut donc penser la montagne sans l’eau, l’eau sans le souffle etc… On pourrait dire aujourd’hui que c’est une pensée profondément écologique, la notion de cohérence de l’univers se rapprochant de celle d’écosystème, dont les analystes du vivant aujourd’hui rappellent que la préservation devrait être le seul et unique souci de l’humanité.

Poissons en mouvement,
symboles du yin et yang

 Cette observation conduit à la conséquence que tout est toujours mouvement, échange. « La vie du feu vient de la mort de la terre, et celle de l’air de la mort du feu ; la vie de l’eau vient de la mort de l’air et celle de la terre, de la mort de l’eau… ». Les contraires engendrent un troisième terme. l’homme et la femme engendrent l’enfant, qui hérite de l’un et de l’autre ; le blanc et le noir produisent du gris. « Le Dao engendre l’Un. L’Un engendre les deux (le yin et le yang). Les Deux engendrent les Trois ; Les Trois engendrent le multiple ». Tel est en quelque sorte le credo chinois, à savoir qu’un élément ne peut se penser qu’à partir de la tension de l’un et de l’autre, laquelle tension engendre un troisième terme, d’où vient le multiple. Un être, donc, n’est jamais défini, jamais définitif : il contient en lui-même le principe de sa propre transformation.

Entre le noir et le blanc, entre le solide et le liquide, il y a toute la palette de nuances qui fait glisser de l’un à l’autre, comme c’est le cas entre le jour et la nuit, entre lesquels il y a toutes les teintes de l’aube et du crépuscule, comme c’est le cas, aussi, des directions cardinales.

Planche du Yi Jing (Livre des transformations),
imprimée sous la dynastie Song (960-1279),
bibliothèque centrale nationale de Taipei.

La méditation de ces trois constats aboutit, vers le 3ème siècle avant notre ère, à un livre fondamental, le livre des Transformations (Yi Jing), qui met en forme ce triple concept fondateur (unité, altérité, ternarité) et le formalise en un modèle mathématique susceptible de donner des outils pour comprendre le monde. Dans sa phase finale de rédaction, il assemble dictons, propos de sagesse sur la nature, présages, qui ont des formes symboliques, poétiques, hermétiques : ce style définira un des caractères de la littérature chinoise, qui privilégie toujours l’allusion plutôt que l’analyse ou la définition, précisément en vertu du fait que rien n’est défini, ni définitif. Ce sera un des principes qui permettront de comprendre l’écriture, la poésie, la peinture chinoises, en bref, sa pensée profonde.

Le Yi Jing reprend donc la longue tradition qui consiste à réfléchir sur les relations qui articulent le Yin et le Yang, avec l’idée qu’à l’intérieur d’une stabilité fondamentale qu’est le Un, tout se transforme. Il formalise ce principe de transformation par un schéma simple susceptible de servir de modèle à toute chose et à toute situation, précurseur en quelque sorte de nos modèles mathématiques. Le schéma représente symboliquement les deux énergies complémentaires par des codes simples : le yang par une ligne continue et le yin par une ligne discontinue (faite de deux traits). Ce modèle figure le monde comme totalité formée de forces opposées et complémentaires. Il représente aussi les mutations incessantes d’un état à un autre. Les trois termes de la triade essentielle – yin, yang et le résultat de leur interaction – forment un trigramme. On peut imaginer la succession stable de trois yin, ou de trois yang, la succession instable de yin-yang-yin ou de yang-yin-yang, avec d’autres variantes que seraient yang-yang-yin etc. Tout se traduit donc potentiellement en enchaînements de trigrammes instables, cette figure fondamentale qui exprime la structure de tout être.

La triade elle-même est en mouvement et génère des transformations qui conduisent au multiple. Les différentes configurations que ces transformations entraînent sont, mathématiquement, au nombre de 8. Le schéma assemblant ces 8 trigrammes forme un octogone, qui inclut toutes les combinaisons possibles. Le mouvement circulaire des signes implique une dynamique qui permet, à celui qui les contemple, de pressentir à la fois les lois constantes de l’univers et leur perpétuel enchaînement.

En groupant deux à deux des trigrammes, on obtient des hexagrammes, dont toutes les combinaisons possibles forment un ensemble de 64 diagrammes, chacun constitué de toutes les combinaisons possibles de deux hexagrammes.

À partir de ce schéma, on est supposé pouvoir pressentir tous les états du monde et leurs mutations, au niveau du macrocosme comme du microcosme, le fonctionnement du corps humain, des relations familiales, comprendre les causes de la maladie, transformer la matière…car tout peut s’appréhender comme un enchaînement, figuré dans ce diagramme. La complexité de la combinatoire de ces 64 hexagrammes permet un outil d’interprétation du monde, avec l’idée que le futur est en germes dans le présent, le manifeste dans le latent et que, donc, l’univers peut être pressenti, bien que jamais véritablement compris puisque toujours en mouvement. Ce système a contribué aux premiers développements des mathématiques en ce sens qu’il fonctionne comme un modèle abstrait. C’est un instrument d’intelligence du monde, qui conduit à comprendre les lois de la transformation de toute chose. Il domine la pensée chinoise, conditionnant la médecine, la poésie, la peinture, et même le langage et l’écriture.

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À suivre la semaine prochaine !

Vous aviez manqué les deux premiers épisodes ?
Vous pouvez lire le premier ICI … et le second

Colette Deremble

Colette Deremble est agrégée de lettres classiques, licenciée en théologie, docteur en art et archéologie (EHESS, 1989). Chargée de recherches au CNRS (en 1988). Professeur émérite à Paris X (en 1994). Autrice de nombreux livres dont « Jésus selon Matthieu. Héritages et rupture » (avec Jean-Paul Deremble), éditions Lethielleux, 2017.

  1. Jacques Clavier says:

    « Le Christianisme questionné par les religions asiatiques » ; le christianisme au risque des religions asiatiques ; le christianisme à la chance des religions asiatiques.
    (Gérard Donnadieu – Les religions au risque des sciences humaines – achevé d’imprimé en novembre 2006 – ISBN 2-84573-419-0)

  2. Commentaire reçu sur la boite mail :
    Bonjour et merci pour les articles sur les philosophies chinoises, j’ai acquis cette sculpture de Philippe Demarchi « le Chemin » elle illustre pour moi le Dao, je ne suis pas arrivée à la mettre dans le commentaire car je ne suis pas très habile.
    Philippe Demarchi a été un berger, il est devenu sculpteur et j’aime beaucoup ce qu’il crée.
    amicales salutations
    Christiane Giraud Barra
    (une photo est jointe, mais le format image n’est malheureusement pas possible dans la zone commentaire)

  3. Solange de Raynal says:

    Merci pour la clarté de ces 3 articles permettant d’envisager des notions qui me sont si étrangères

  4. Jacques Clavier says:

    « Et ils arriveront du levant et du couchant et du nord et du sud et ils se mettront à table dans le royaume de Dieu. » (Lc 13, 22-30)
    « Si Jésus est la porte, alors cela raconte qu’il est possible d’accéder au Royaume à travers lui. Cela ne veut pas nécessairement dire qu’il faut se convertir à la religion chrétienne. En racontant que l’appartenance n’est pas un critère d’entrée, Jésus annonce aux disciples qu’il permet à quiconque d’avoir un accès. Toute personne qui se convertit à la vie, à la paix, à l’amour se met en capacité d’être à la bonne hauteur pour passer cette porte. Jésus est cohérent. S’il est la paix, alors tout artisan de paix trouve l’accès au royaume de Dieu. C’est en cela que les derniers peuvent rapidement devenir les premiers. » (Marie-Laure Durand, bibliste)
    Que le chrétien qui n’a jamais pensé est le premier artisan de paix, me lance la première pierre.

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