Pourquoi faire de l’art à Verdun aujourd’hui en temps de guerre à Gaza, en Ukraine et ailleurs ? Qu’est-ce qu’une résidence d’artiste en 2025 et comment naît une œuvre ? Entrez dans la vidéo. La chronique de Jean Deuzèmes
Thibault Lucas, né en 1984 à Suresnes, fait partie de la jeune génération montante d’artistes français. C’est aussi un compagnon de route de Saint-Merry avec son exposition « La Fabrique de la Montagne Sacrée » en 2018 et du Socle avec son installation « Les Habitants » en 2023, une œuvre qu’il a commentée pour Saint-Merry Hors-les-Murs.
Par la peinture, par les photos et par les installations, Thibault Lucas est un adepte du minuscule comme du monumental. Il pose des questions essentielles sur notre temps. Il prend à témoin de ses doutes les passants ou visiteurs ; ils les associe à son rapport aux œuvres.
À propos de son œuvre précédente sur le Socle, une tente et une photo suggérant les conditions de vie des sans-abris, il dévoilait ses tâtonnements :

« Je voulais que cette œuvre questionne les passant.e.s en frottant la stabilité des un.e.s à la précarité des autres, en érigeant la fragilité au-dessus de la solidité. Par cette intervention à la fois discrète et monumentale, je voulais probablement déranger les consciences, mais c’est avant tout la mienne qui a été profondément dérangée.
Quel est mon rôle d’artiste ? Puis-je me satisfaire d’une position d’observateur, d’«alerteur », de « poétiseur » ? »
Thibault Lucas ne donne pas de leçons, il donne de la visibilité à ses questions par les textes, et surtout par la beauté de ses œuvres. Serait-il cartésien en esprit ? Il s’appuie sur le doute pour nous faire partager sa certitude : l’art est un langage qui nous parle de l’intérieur et nous laisse libre de répondre à nos propres questionnements. Il n’assène rien, l’art de Thibault Lucas se glisse en nous par la beauté de la forme et les couleurs.

Adepte du land-art urbain, il aborde le land-art des paysages, une posture à l’origine de ce genre artistique. En 2025, avec « de terre », il s’attelle au grand vide laissé par la guerre, Verdun. Toujours d’actualité car aujourd’hui à Gaza, on produit du vide par la destruction des vies et du bâti.
Un art du questionnement
« Faire de l’art à Verdun, travailler sur la guerre dans un pays en paix depuis 80 ans, alors qu’elle fait rage à quelques centaines de kilomètres, dans des conditions presque similaires, ou qu’un peu plus loin, un pays est bombardé de façon incessante, m’a beaucoup questionné. La plupart des artistes de l’époque étaient eux-mêmes engagés dans cette guerre loin de leur atelier. Pourquoi faire de l’art ? Pourquoi ici ?

C’est à partir de mes premières incursions, seul, en forêt, que j’ai mieux compris ce que je faisais là. Verdun, aujourd’hui, n’est plus un champ de bataille, c’est un cimetière, un cimetière sans tombes, une forêt pleine de vie qui recouvre encore les corps de 90 000 disparus.
L’immersion, une forme de résidence d’artiste, une expérience
J’ai passé de longues heures dans cette forêt, tout seul, de jour comme de nuit, souvent sans bouger, en y dormant même, notamment dans un profond trou d’obus. Ou encore en m’enfonçant tout droit, sans m’arrêter, à travers des sous-bois non gérés depuis la fin de la guerre, des lieux qui « agrippent » comme dirait l’historien du musée Nicolas Czubak. Sans objectif artistique, sans crayon ni appareil photo, sans autre volonté que d’être simplement là, à habiter cette forêt, cette terre chargée.

C’est par ces temps d’immersion totale, en traversant les saisons, le froid, le soleil, la pluie, la neige, que mon travail artistique a pu réellement se mettre en place et non plus seulement à partir des archives et des témoignages d’époque. Un jour par exemple en voyant des arbres coupés, alignés au sol, j’ai vu des gisants. C’est à ce moment que j’ai compris que tous ces arbres étaient en fait les descendants, les habitants de ce champ de bataille.

C’est précisément cette immersion concrète que j’ai souhaité transmettre dans cette exposition.
Le visiteur : entre absence et présence
Dans mon travail, la place du visiteur est essentielle. Il n’y a pas de figure humaine ou de détails dans mes peintures et mes dessins. Quel que soit le format, même tout petit, je veux que celui ou celle qui les regarde puisse s’y plonger physiquement, visuellement, par la vibration instable et naturelle de l’encre ou du crayon sur le papier, comme un veilleur dans la nuit.
Il en va de même pour mes installations, notamment avec « Le Passage (le cimetière) », couloir noir rempli de milliers de feuilles mortes, sans autre issue au bout, qu’un rejet d’arbre. Le visiteur est invité comme j’ai moi-même pu l’expérimenter sur le champ de bataille, à se frotter concrètement à la matière, à sentir la présence de son corps, de sa conscience, de sa propre mort même.

Et se relier ainsi par la terre, par les racines, ne serait-ce qu’un court instant, à ces descendants qui semblent nous regarder et nous avertir.» (Catalogue)
Artiste du vivant, des questions et du doute il construit un projet, un ailleurs pour voir autrement le monde. (Lire Voir et Dire)




