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Une drôle de vie de château

Dans notre série d’interviews de membres de Saint-Merry Hors-les-Murs, pour toujours mieux nous connaitre entre nous, Joëlle Chabert a cette fois donné la parole à notre ami Jean de Savigny.

Né en 1935 à Sedan, Jean de Savigny a été élevé à la “germalyne“, une poudre de germes de blé riche en vitamines, minéraux, protéines et en Oméga-3, concoctée par les cisterciens de l’abbaye de Sept-Fons. Voilà le secret de sa vigueur, bien cachée derrière sa discrétion.

De château en château

Né dans les Ardennes mais expédié par un père artilleur, dès le début de la guerre, chez son grand-père, dans la Nièvre.
« J’avais 4 ans, j’étais le second. Ma mère a débarqué avec ses trois enfants chez son beau-père, personnage très austère qui vivait dans un château en pleine campagne avec sa fille, une femme au caractère difficile. J’ai vécu là 3 ans, une vie de château avec des domestiques mais une vie sévère. Dès 1940, mon père avait été prisonnier en Allemagne. Rapatrié en 1943 mais hospitalisé à Paris, il était une absence. Quand il est arrivé, il m’a embrassé. C’était la première fois qu’un homme m’embrassait, mon grand -père ne l’avait jamais fait. Mon père était secret, lointain, egocentrique et ne manifestait pas ses sentiments. Il nous faisait peur. Sa famille était chrétienne “de tradition“. En revanche, ma mère était très aimante, joyeuse, altruiste, chrétienne très pratiquante. »

Une fois sorti de l’hôpital, le père de Jean réunit sa famille dans un autre château, dans l’Allier (près de l’abbaye de Sept-Fons). Celui-là était inconfortable et mal commode, à trois kilomètres du village. Le temps est venu de scolariser les enfants. « Nous n’allions pas à l’école communale. Une préceptrice nous instruisait à domicile. Alors, nous, les enfants, nous ne connaissions personne, nous vivions en marge de la commune. Nous n’avons guère été touchés par la fin de la guerre et la libération, si ce n’est un jour où nous avons vu deux avions se poursuivre, un allemand et un américain, puis l’un d’eux piquer dans une fumée noire. L’américain s’était éjecté. Nous l’avons découvert quelques heures plus tard, rescapé, venu se réfugier chez nous. Un autre jour, je me suis réfugié avec mon frère dans un placard pour atténuer la violence de l’explosion de l’atelier de chargement de poudre à Moulins, à environ trente kilomètres ! »

Le temps de l’internat

1945. Jean et son frère aîné sont inscrits au collège du Sacré Cœur de Moulins pour huit ans. « Notre vie y était réglée minute par minute. L’enseignement était très sérieux mais déconnecté de la vie sociale et politique. On nous inculquait la liturgie pour que nous soyons capables de servir la messe, bien davantage que la vie de Jésus et pas question de théologie. Nous subissions de fortes pressions pour devenir prêtres et je me sentais coupable d’y résister.

Grâce à cet enseignement, mon père nous faisait confiance, nous pensant aptes à diriger notre existence. Il a d’abord été muté en Allemagne puis à Hyères, dans le Var. Il y a acheté une villa très agréable, entourée d’un jardin, où nous nous retrouvions pour les grandes vacances. Il nous laissait une large autonomie. Il nous envoyait nos billets et nous prenions le train, seuls, en dépit des multiples changements et de la langue que nous ne connaissions pas. Et la même chose pour rejoindre la Côte d’Azur. »
Jean passe le bac et s’interroge sur la suite de sa vie. « J’avais deux idées en tête : devenir prêtre ou faire quelque chose d’utile pour la société, comme plusieurs de mes ancêtres : généraux, préfets… Je priais le Saint Esprit pour… ne pas entrer au séminaire. »

Un étudiant “pas normal“

« Heureusement, ma mention au bac m’a permis d’entrer à Sciences Po sans passer le concours. Mais, comparé aux autres, je ne connaissais rien ! Mes huit années de collège ne m’avaient pas préparé à la vie.
Premier devoir : La France sous François 1er. Je connaissais tout sur le roi mais rien sur l’agriculture, les transports, la vie des gens. Résultat, une note minable. J’ai dû beaucoup travailler. J’ai eu la chance d’être admis, en 1954, à la Cité Universitaire de Paris à la fondation Deutsch de la Meurthe, dans l’ancienne chambre de Raymond Barre. Les quatre années que j’y ai passées ont été déterminantes. Nous avions une vie collective très riche, beaucoup d’activités culturelles, une réelle ouverture sur le monde. Pour la première fois, j’avais de vrais amis. Nous faisions du syndicalisme avec passion. De plus, j’étais à la JEC (jeunesse étudiante chrétienne). La paroisse de la Cité universitaire était sous la responsabilité du Père Jean Rogue, normalien, avec lequel nous partions, l’été, en voyage à l’Étranger. Nous avions de longues discussions, nous refaisions le monde …et la paroisse dont je devins l’un des responsables en 1957. 
»

Jean obtient son diplôme de Sciences Po et une licence de droit « volée car je n’ai jamais suivi le cours que… sur les polycopiés. » Il se présente au concours de l’ENA. C’est un échec, le premier de sa vie, qu’il prend très mal mais se revanche en réussissant celui du ministère de l’Intérieur, qui ouvre à la carrière préfectorale.

Cependant, Jean est torturé par la découverte de son orientation sexuelle. « Elle heurtait directement mes convictions chrétiennes. Au collège, il n’avait jamais été question de sexe et encore moins entre garçons. Je n’avais personne à qui en parler, pas à mes parents, pas à mes amis, pas à des prêtres. J’étais laissé à moi-même. Et les filles me sollicitaient. Ça me travaillait, c’était très difficile. J’avais honte. Mon idée était de me guérir de n’être pas normal puis de me marier et d’avoir des enfants, comme les autres. Un jour, je me suis décidé à révéler à mon père ce que je n’ai jamais osé avouer à ma mère : – Je suis homosexuel. Il m’a répondu : – Ah bon ! Eh bien, n’en parlons plus. Nous n’en avons jamais reparlé. »

Au travail

Nommé à Albi, chef de cabinet du préfet du Tarn à 23 ans, Jean s’achète un costume. Première visite : le commandant des pompiers qui se met au garde-à-vous devant lui. « Bien embarrassé, je lui ai dit : – Asseyez- vous donc ! Tout d’un coup, j’étais un personnage important alors qu’une semaine avant, je faisais la queue au restau U. Sur la brèche 24 heures sur 24, un chef de cabinet s’occupe des questions politiques, policières, protocolaires du département. Nous avons ainsi reçu de Gaulle en visite officielle. Passionnant ! »

Mais restait le service militaire. C’était l’époque de la guerre d’Algérie. Jean intègre l’école d’officier de Cherchell puis est envoyé au Sénégal, à Thiès, pour instruire les futurs sous-officiers de la jeune armée sénégalaise. Il termine dans le désert Mauritanien pour en chasser les Marocains.

1962. Retour en France pour un poste de sous-préfet. « Je l’ai refusé. Pour moi, homosexualité et carrière préfectorale étaient incompatibles, tant, dans ce métier, vies professionnelles et personnelles sont liées. Finalement, je me retrouve au Ministère de l’Intérieur, dans un obscur bureau, pour travailler sur les finances des collectivités locales. Je me suis pris au jeu et m’y suis passionné. J’avais adhéré à La Vie Nouvelle où l’on débattait des réformes à engager pour moderniser et démocratiser la vie locale. J’en ai tiré un livre : “L’État contre les communes“ que j’ai présenté au consul des USA. Cela m’a valu une invitation à étudier, là-bas, pendant plusieurs mois, leur système d’administration locale.
Mais je n’avais pas résolu mes difficultés intimes. Un jour, je suis allé me confesser, par hasard, à Saint-Séverin. Le prêtre m’a dit : – Je ne vous donne pas de pénitence mais un numéro de téléphone. C’était celui du père Oraison, un moraliste qui introduisait les apports de la psychanalyse dans la théologie et se penchait sur le sort des homosexuels chrétiens. Résultat, une psychanalyse de huit ans, expérience difficile au cours de laquelle j’ai fini par m’enlever de la tête l’idée que l’homosexualité, ce n’était pas bien et m’accepter tel que j’étais
. »

« En 1975, Gabriel Pallez, Directeur général de l’APHP (Assistance publique Hôpitaux de Paris), me propose de le rejoindre. C’était un patron exceptionnel qui laissait une grande liberté d’action à ses collaborateurs. » Jean est nommé à la Direction des affaires médicales qui organisait les activités médicales des 40 hôpitaux de l’APHP et gérait quelques 20 000 médecins actifs ou en formation. « Un moment très heureux ! J’avais la confiance de Pallez et une large autonomie. Mes partenaires étaient toutes les autorités intéressées par le bon fonctionnement des hôpitaux : ministères, mairies, “grands patrons“, doyens des facultés, syndicats.

Mais, en 1982 arrive le sida. Bernard Kouchner crée l’Agence française de lutte contre le sida (AFLS) et je me porte candidat à sa direction. À l’époque, on ne savait rien de l’épidémie. Je n’étais pas inquiet pour moi car j’avais un ami régulier, mais tout le monde avait peur de la contamination. L’AFLS devait informer le grand public, soutenir les populations les plus exposées et aider les associations qui promouvaient la prévention. Or nous étions contrôlés en permanence par les diverses autorités politiques et morales qui nous soupçonnaient de favoriser le libertinage, les minorités sexuelles, la drogue. Ce fut difficile, parfois très violent. J’en ai tiré un second livre : “ Le sida et la société française“ puis je suis retourné à l’APHP comme secrétaire général. »

Jean de Savigny et Joëlle Chabert, lors de l’AG de Saint-Merry Hors-les-Murs du 16 novembre 2025

Et Saint-Merry dans tout ça

« Le siège de l’APHP était avenue Victoria, tout proche de Saint-Merry qui avait une réputation d’ouverture notamment vers les homosexuels de l’association David et Jonathan dont j’étais membre. Je me suis mis à fréquenter ce lieu où je me sentais bien. On y réfléchissait en petits groupes à des sujets qui m’intéressaient : la famille, les prêtres… En 2011, Daniel Duigou, curé séduisant mais colérique, m’a demandé de m’occuper des finances du centre pastoral Puis est arrivé Alexandre pour “prendre la direction“ de Saint-Merry, ce qui, évidemment, ne pouvait pas coller facilement avec une communauté habituée à la coresponsabilité ! Puis, puis… puis l’archevêque a dit : – Plus de Saint-Merry !

Aujourd’hui, avec mon compagnon, nous fréquentons notre paroisse officielle. Rien ne s’y fait sans l’aval du curé. J’avais mis de l’espoir dans le synode mais la plupart des fidèles n’en ont même pas entendu parler. Je me suis inscrit dans une “fraternité“ qui se réunit régulièrement pour lire l’Evangile mais on ne discute que de l’Evangile du dimanche suivant et rien n’en filtre dans le sermon du curé. Nous ne sommes QUE des laïcs !

Finalement, je comprends aujourd’hui que ma vie personnelle a été construite sur un socle composite fait de multiples pierres et que je dois “faire avec“ : un milieu fermé, un père sans tendresse, l’homosexualité, une Église traditionnelle…

Sur ses bases, je m’étais donné une ambition : transmettre la vie.
J’ai rencontré, vers 30 ans, une femme exceptionnelle avec qui j’envisageais de partager cette ambition mais j’ai dû rompre : je n’étais pas encore capable de m’assumer.
Plus tard, j’ai édité un livre : “Quand les homosexuels interpellent l’Église“ mais à compte d’auteur car aucun éditeur n’en voulait. Un homosexuel peut-il parler de lui ? Passer au moins la moitié de sa vie à avoir honte de soi, voilà ce qui nous caractérise.
À l’époque des boat people vietnamiens, j’ai accompagné un adolescent exilé. Je l’ai hébergé, nourri, scolarisé pendant des années. Un jour, il est parti. On ne s’est jamais rejoint.
J’ai tant aspiré à être père de famille… Un homosexuel ne transmet pas la vie comme les autres.
 »

CategoriesTémoignages
Joëlle Chabert

Joëlle Choisnard Chabert, géographe et journaliste retraitée. Autrice d’ouvrages pour adultes et pour enfants édités chez Bayard France et Canada, Salvator, Albin Michel. Thèmes : société, christianisme, vieillissement.

  1. Francois P says:

    Merci Jean pour ce beau témoignage! Nos échanges lors de mes années parisiennes à DJ et St Merry m’ont marqué. Cette douceur et cette vie partagées!

  2. Jean Verrier says:

    Merci Jean de cette marque de confiance que tu offres à toute la communauté et merci à Joëlle qui a su si bien t’écouter. Je suis heureux d’appartenir à une communauté qui manifeste une si belle ouverture.

Répondre à Francois PAnnuler la réponse.

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