Une photo prise dans une rue de Paris le jour de la Fête-Dieu, dimanche 6 juin 2021. Nous y voyons des ecclésiastiques porter en procession le Saint-Sacrement sous le baldaquin traditionnel. Cette photo publiée par Paris Notre-Dame, le journal du diocèse, a fait bondir Robert Jankovic, prêtre âgé de 94 ans, qui connaît bien le quartier en question. « Devant la photo, le Vieil Ancien que je suis s’est dit qu’il ne suffisait pas de pousser un cri de colère. Il fallait aller aux racines d’une divergence théologique fondamentale, faire mesurer le fossé », écrit-il.
Voici la lettre et le décryptage qu’il a adressés à la presse catholique.
Ne pouvant pas publier la photo, vous pouvez vous reporter au magazine diocésain ou faire travailler votre… imagination.
«C’est un prêtre très âgé, plus de 94 ans, qui vous écrit. Je vis en solitaire mais pratique un érémitisme cathodique qui reste en contact avec l’actualité, surtout l’actualité religieuse par internet et des hebdomadaires sur papier. Ordonné à Notre-Dame de Paris le 29 juin 1954, j’appartiens à la génération d’après-guerre, celle qui a vécu les grandes mutations du catholicisme en France durant la seconde moitié du 20ème siècle. Je crois qu’on peut parler des « 30 glorieuses de l’Église » que nous avons vécues avec joie et passion. Cet engagement a été salué, il y a deux ans, par les évêques de France dans une lettre de reconnaissance aux prêtres aînés et l’envoi d’un livret de très belles prières. Une façon de dire : « Vous n’avez pas vidé les églises, vous étiez des pasteurs et des spirituels, promoteurs de vivantes liturgies, fidèles au contenu de la foi ! ».
Ce n’est pas de notre faute, pousse-cailloux de la pastorale, si le monde est entré au cours des années soixante-dix-quatre-vingts dans le 3ème âge de l’humanité, si une société solidifiée par un système patriarcal s’est écroulée, si l’individualisme a pris le pas sur l’exister ensemble.
Ces crises économiques, sociales et culturelles ont eu des retentissements dans l’Église. On attendra qu’elle soit un repère, une balise où se repérer dans l’effondrement de toutes les sécurités. On veut revenir aux belles heures de cette chrétienté que les prêtres et des laïcs plus soucieux d’humanisme que de piété avaient bradée. Une nouvelle génération de clercs va être ordonnée. Un fossé va se creuser avec la précédente dont les rares exemplaires étonnent comme des cœlacanthes, de vénérables fossiles vivants. Entre elles, une distance respectueuse sans fraternité.
Une photo et le texte que je vous envoie témoignent de la profondeur du fossé : on prétend ressusciter la Fête-Dieu et je ne la reconnais pas. On prétend dire l’Eucharistie, mais le message reste muet, laisse indifférent. On croit renouveler une tradition mais la vraie Tradition est ailleurs, dans l’histoire des premiers chrétiens et dans la Parole, le texte fondateur de l’Église qui dit l’Eucharistie autrement. Devant la photo, le Vieil Ancien que je suis s’est dit qu’il ne suffisait pas de pousser un cri de colère. Il fallait aller aux racines d’une divergence théologique fondamentale, faire mesurer le fossé ».
Devant la photo, le Vieil Ancien que je suis s’est dit qu’il ne suffisait pas de pousser un cri de colère. Il fallait aller aux racines d’une divergence théologique fondamentale, faire mesurer le fossé
« La fête du Saint-Sacrement, ou Fête-Dieu, dimanche 6 juin, a été l’occasion, pour la paroisse St-Laurent (10°), d’organiser une procession à travers les rues jusqu’à St-Joseph-Artisan (10°) ».
Cet « actu » a paru dans Paris Notre Dame, le journal de l’Église catholique à Paris, n° 1865, p. 2.
Le choc de cette photo m’a fait mal. Tout d’abord, parce que je fus vicaire à la paroisse Saint-Laurent dans les années 80 pendant sept ans et que j’y ai vécu une autre Église, quand l’Eucharistie était la messe des jeunes avec les retrouvailles tous les dimanches des Scouts-Guides de France, de la Manécanterie, les lycéens des aumôneries du Public et des écoles catholiques, quand les chrétiens participaient aux luttes locales pour un jardin publique ou la sauvegarde de halles du 19° s., quand les fêtes des parents du catéchisme étaient de vraies fêtes avec des ballons rouges. Je ne garde pas la nostalgie de cette Église mais des souvenirs de bonheur, un bonheur inexistant sur cette photo.
Un message
Publier une image c’est envoyer un message. On entend bien celui du photographe : « Voyez comme nous sommes jeunes ! forts ! décidés ! », en paroissien heureux de montrer que la Fête-Dieu existe toujours, manifestation pour laquelle on a exhumé les étoles et la chape d’or et le dais ( qui a perdu sa blancheur des années d’avant-guerre ). On entend le cri admiratif de la rédaction de Paris-Notre-Dame pour la qualité de l’œuvre, pour une photo qui est une réussite, observant même la règle des 1/3 qui veut que le sujet principal ne soit pas au centre et l’ostensoir est là où il doit être.
Une image seule
Un spécialiste de l’image vous dira qu’une image seule c’est comme un mot isolé de son contexte, et, comme chacun entend le même mot avec un sens différent, chacun lit une même image avec une regard différent. Pour savoir ce qu’était la procession de LA PHOTO, il eut fallu, en même temps, d’autres photos comme les mots réunis donnent, ensemble, le sens à la phrase : la longueur du cortège, la chorale, des gens qui se signent au passage. Une image seule peut être mise à toutes les sauces.
La parole qui accompagne
« Purifiée par l’eau avec la parole qui l’accompagne » ( Éphésiens, 5, 27 ). Paul vous dit : pour que le baptême prenne sens, il faut la parole qui lui donne force. Un spécialiste du symbole, de l’icône, du sacrement, du signe vous dira que le visuel doit être accompagné par les mots qui le rendent explicite, en particulier pour l’icône qui est une page de la Parole écrite pour les yeux. Autrement, on peut faire dire à l’image n’importe quoi. C’est pourquoi les manifs sont toujours précédées d’une grande banderole explicative et ponctuées de panneaux qui crient la raison de marcher dans la rue, en s’adressant au responsable du mal-vivre.
Le poids des mots
Il faut le poids des mots pour lester le document visuel et l’empêcher d’être une arme de propagande au vent de toutes les interprétations possibles. Or, il n’y a aucune parole pour accompagner LA PHOTO. Et les grands clercs sont muselés par le masque anti-virus. Peut-être chantent-ils en latin ?
Un silence retentissant
Les passants sur leur passage nous disent aussi quelque chose. La dame de gauche ignore la procession. Elle ne la voit pas. À plus forte raison, elle ne l’entend pas toute à sa préoccupation d’un achat urgent à faire quand la boutique ouvrira. Une parole qui manque, c’est celle que le prêtre chargé du service d’ordre dit au vieux bonhomme craignant d’être emporté par la vague déferlante d’un blanc tsunami.
Détourner !
Puisque la photo n’a ni légende, ni bulle de BD, ni banderole explicative, des humoristes pourraient prendre la parole pour lui donner un sens nouveau :
- Un fan d’Astérix : Les invincibles gaulois partent à l’assaut de Petitbonum, le camp romain. Un théologien spécialiste de Vatican II ferait chanter un cantique à contrepied : « Peuple de frères, peuple du partage, porte l’Évangile et la paix de Dieu ! »
- Un chroniqueur dessinerait en bas une petite marguerite dans une mains d’enfant comme celle qu’un hippie avait opposée aux baïonnettes de la Garde Nationale pour la stopper.
- Un cinéphile de western y verrait la cavalerie à la charge contre les Sioux, la diligence de la chevauchée fantastique, masse confuse de bisons fuyant les chasseurs, troupeau de bœufs assoiffés se ruant vers le Rio Grande.
- Un autre cinéphile y verrait la tête de la procession des pénitents de « La folie des grandeurs » après que de Funés eut mis le feu à leur chapeau pointu.
Un défilé religieux sans parole, sans étape pour échanger, illisible pour un non-initié, est une manif. qui ne communique pas. Il reste pour le croyant qui regarde l’image à saluer la foi qui anime la procession et qui, elle, est parlante.
Robert Jankovic
MERCI ! Combien sommes-nous, fidèles du quartier, à avoir été évacués par une parole et des actes qui ne sont pas ceux de l’Évangile ? Nous sommes nombreux. Votre lettre nous sort du vase de l’indifférence générale de la réalité que certains appelent les départs en silence…