Que devient la nuit aujourd’hui ? Le mouvement d’effacement du nocturne, sorte de désacralisation des paroles de la Genèse arrive peut-être à son terme. La chronique du 18 avril 2014 d’Alain Cabantous
Nous vous proposons les articles de cette chronique effacés de notre ancien site en mars 2021 lors de la fermeture du Centre Pastoral.
Toutes les enquêtes récentes le prouvent. La nuit aujourd’hui n’est plus seulement « faite que pour dormir » ! En France, plus de 15 % des salariés travaillent la nuit, dont une proportion toujours plus grande de femmes. 80 % de nos concitoyens déclarent sortir régulièrement en ville la nuit et nous passons aujourd’hui environ 7 h 45 à dormir ou à essayer de dormir plutôt à partir de 23 heures contre 21 dans les années 60. Et même si plus de 70 % des Londoniennes craignent de sortir seules durant les heures noires, voilà bien la nuit apprivoisée par l’individu. Tout le dispute désormais au sommeil domestique. Le travail, plus encore le divertissement sous toutes ses formes, les transports, les commerces ouverts, l’éclairage massif rendent surtout les villes actives alors que le jour s’efface. Même si, la peur anthropologique engendrée par la perte des repères, par l’appréhension d’être vu sans voir n’a pas disparu.
En fait, nous atteignons peu à peu le terme d’un long processus initié par toutes les formes de pouvoir (étatique, urbain, judiciaire, religieux) depuis plusieurs siècles. Processus qui avait pour but de tenter de contrôler cet espace-temps mystérieux, inéluctable depuis la Création mais fuyant, laissant l’individu livré à lui-même. Afin d’éviter d’entretenir cette autonomie tenue pour dangereuse, puisque transgressive, on répéta à loisir que « la nuit était faite pour dormir » et seulement pour dormir même si les Églises insistaient alors sur la vulnérabilité de l’homme lors de son sommeil, incapable de se défendre contre les tentations du démon. À cet effet, elles avaient même élaboré des prières à réciter au cours des moments cruciaux : lorsque l’on se déshabillait, lorsque l’on se couchait, lorsque le sommeil venait, lorsque l’on se réveillait brusquement. Dans les sociétés européennes, on criminalisa donc la nuit pour inciter les populations à ne pas sortir afin d’éviter les veillées trop longues, les fêtes nocturnes, les cultes suspects et les réjouissances plus ou moins illicites. Et chacun , selon sa culture, la peupla de dangers multiples, de diables, de sorcières ou de loups-garous.
Pourtant, devant cette impossible politique de la peur, émergèrent à la fois un autre discours et surtout d’autres pratiques. À partir des années 1660-1680, et presque simultanément, la plupart des grandes villes d’Europe occidentale se dotèrent d’un début d’éclairage public. Révolution plus psychologique que réelle vu l’efficacité très relative des premières lanternes. Peu à peu on organisa un autre quadrillage policier nocturne et les fêtes de nuit furent mieux encadrées par le pouvoir urbain. Les résultats, largement amplifiés aujourd’hui, que l’on pense à la manifestation de la Nuit blanche, n’eurent pas toujours les effets escomptés. Comme l’apparent sentiment de sécurité l’emporta, il incita les gens à sortir davantage, spécialement dans les villes puisque les campagnes restaient plongées dans l’obscurité. L’offre des divertissements s’élargit. Aux cabarets qui fermèrent plus tardivement s’adjoignirent les salles de billard, les bals, les cercles, les vauxhalls, les promenades. L’heure des repas recula comme celle des spectacles. Et, ironie du sort, la multiplication des lanternes et des piétons furent autant d’aubaines pour les malfrats qui pouvaient enfin voir qui seraient leurs victimes ! Parallèlement le premier développement de la révolution industrielle, avec ses exigences techniques, accrut singulièrement la nécessité du travail nocturne. Conséquence immédiate : déjà vers 1830 les Anglais dormaient une demi-heure de moins qu’au milieu du XVIIIe siècle !
C’est ce mouvement d’effacement du nocturne, sorte de désacralisation des paroles de la Genèse, qui arrive peut-être à son terme depuis quelques décennies. Puisque dans beaucoup de grandes villes au moins on peut, la nuit largement avancée, faire ses courses, se déplacer grâce aux bus ou au métro, se divertir, marcher « comme en plein jour », etc. Tant et si bien que, preuve d’un certain affolement, la nuit noire — et étoilée — a été inscrite récemment au patrimoine mondial de l’humanité. Mais comme l’écrivait si justement le poète Guillevic : « Il fait nuit ? /Ça dépend/Ça dépend de quoi ? /De nous. »
Le 18 avril 2014