Saint-Eustache vient de recevoir un don splendide : un Christ en verre. Cette sculpture, issue du geste radical d’un artiste et de la maîtrise d’un maître verrier, en 2014, ouvre sur une relecture des Textes. La chronique de Jean Deuzèmes
Trouvez la chapelle Saint-Louis, dans l’église Saint-Eustache. Admirez la conversion d’une sculpture de bois en une sculpture de cristal : de la statue initiale du Christ supplicié, il reste la forme précise du buste et de la tête, détachés de toute croix.
L’original, fin XVIIe début XVIIIe, en bois de noyer est passé par le feu et a donné naissance à un autre objet avec son originalité propre. À la matière organique a été substitué du minéral, un verre contemporain sombre, incrusté de cendres exprimant le martyre de l’homme mais révélant aussi l’usure du temps. (Verre à original perdu, charbon de bois + Socle métal, 2014, 95 x 33 x 23 cm, 54 kg, Maître verrier Olivier Juteau dit le cartel) L’objet a parfaitement trouvé sa place dans la douceur d’une alcôve en bois précieux au-dessus du petit autel.
Il y a sans nul doute du religieux, d’un côté, respectueux de la forme initiale et du sculpteur anonyme qui l’a produite et, d’un autre côté, de l’iconoclasme, puisque l’œuvre originale est détruite.
Pascal Convert, né en 1957, est un artiste international reconnu qui n’est pas de la galaxie des plasticiens attitrés de l’Église. C’est sa deuxième œuvre qui entre dans un bâtiment religieux après les splendides vitraux de Saint-Gildas des Bois, près de Nantes.
Mais pour la profondeur de son art, il vient d’être retenu sur la liste des cinq artistes présélectionnés pour réaliser le futur mobilier liturgique de Notre-Dame.
L’artiste est un historien dans l’âme qui se saisit d’évènements précis qui ont marqué un lieu pour produire à son tour un objet d’une étrange et fascinante beauté, très souvent par le verre, mais aussi par la photo : il traduit la mémoire en matière.
Ses œuvres portent les traces, voire les manifestent, de ce qui a été, en utilisant des techniques d’artisans, mobilisant parfois la haute technologie et les compétences qu’ils maîtrisent.
Le verre est un matériau expressif du temps, par son histoire, ses composants et sa résilience, qui se coule dans la pensée de l’artiste, jusque dans la durée de la fabrication de l’œuvre.
Une « recette de cuisine »
Olivier Juteau, maître verrier qui réalise les œuvres en verre de Pascal Convert depuis plusieurs années, a décrit avec une grande précision technique le rituel permettant l’opération produisant la transmutation du bois en cristal.
« Trouvez un vieux Christ en bois. Dépoussiérez et brossez la surface du bois. Enlevez les rebouchages douteux effectués lors des restaurations précédentes. Purgez tous les apprêts faits au plâtre. Retirez toutes les parties métalliques en les recherchant en promenant un aimant sur le corps du christ. Rebouchez à la cire les trous indésirables et au besoin complétez avec de la cire les parties manquantes.
Positionnez les jets d’alimentation en cire et les évents en cire. Montez au pinceau une première couche de plâtre réfractaire pour bien prendre tous les détails. Installez l’armature métallique devant contenir la pression du verre liquide. Coffrez l’ensemble et coulez le moule réfractaire autour du Christ. Après 48 heures et après décoffrage enfournez parfaitement à l’horizontale. Disposez dans le four et au-dessus du moule, les procédés d’alimentation en verre du christ. Étuvez le moule à 120°C jusqu’à ce qu’il ne dégage plus de vapeur d’eau. Cuisez jusqu’à 550°C et appréciez visuellement la combustion de l’original en bois. Montez le four progressivement à une température de 880°C. Dès que cette température est atteinte, commencez à alimenter en verre. Arrêtez l’alimentation quand le verre ressort par les évents, attention cela se fait doucement et prend une vingtaine d’heures.
Ci-contre Cristallisation n°3 dans sa caisse de transport
Laissez refroidir jusqu’à 580°C et restez-y au moins 48 heures. Faites refroidir extrêmement progressivement sur une durée d’un mois et demi, jusqu’à la température ambiante. Sortez le moule du four et commencez à démouler précautionneusement en respectant la volonté de l’artiste. Consolidez si nécessaire avec de la résine les parties du plâtre réfractaire trop tendres que l’artiste souhaite garder autour. Réparez les fissures inévitables, rebouchez certains manques si besoin. Brossez la surface de la sculpture. » (Site de Saint-Eustache)
Cette opération de cristallisation tient à la fois de la recette et de la « paisible tuerie ». « Au sentiment initial d’horreur face à ce geste iconoclaste décisif succède l’impression de se trouver devant le fantôme d‘ « une mer de cristal mêlée de feu » (Apocalypse de Jean 15, 2). L’opération de cristallisation qui convertit une sculpture en bois en une sculpture en cristal est une opération mystérieuse de transsubstantiation. » Camille Maufray – Fondation Antoine de Galbert qui a donné l’œuvre à l’église.
L’art et la matière
Pascal Convert garde une certaine modestie, voire demeure en retrait : sa pièce inerte a changé de matière, elle garde ses stigmates, le verre n’est pas traversé par la lumière et n’irradie pas. L’artiste n’est pas intervenu sur la forme, il a cherché longtemps l’objet avant de l’acheter à un marchand. Ce n’est pas la visée théologique qui est à l’origine de sa démarche, mais la réflexion sur la matière et ses métamorphoses possibles.
Le processus mis en œuvre évoque l’alchimie médiévale, mais semble aussi une référence géologique à la fabrication des matériaux qui ont formé la terre, notamment les cristaux de roche par compression et élévation des températures
À l’occasion du vernissage, le 5 décembre 2022, l’artiste a pu préciser la singularité de sa pratique.
L’utilisation du verre est issue à la fois de l’exercice de la peinture qu’il a arrêtée très tôt et de la fréquentation de la littérature, notamment de Proust où le matériau est un objet de mémoire, mais aussi un véhicule de l’intime. « Cristallisation n°3 » est en effet si présente par son étrangeté qu’elle crée une relation d’intimité avec celui qui la regarde, et, paradoxalement, d’autant plus que la grille de la chapelle créant de la distance l’amène à accorder un surcroît d’attention silencieuse.
Si engagement de l’artiste il y a, c’est par sa volonté à faire entrer les choses intimes dans la sphère publique, par le truchement de la matière, comme ailleurs, dans “Miroirs des temps” à Nantes, avec ses animaux de verre disséminés dans le cimetière de la Miséricorde.
Ci-contre : Miroirs des temps, 2022, Maitre verrier Olivier Juteau, Cimetière de la Misericorde, Le Voyage à Nantes 2022 © Martin Argyroglo, LVAN
« Ils nous accordent leur miséricorde, nous réparent des accidents du passé, de nos faiblesses, de nos oublis, nous qui continuons à vivre. Dans ce cimetière, les fractures des pierres comme du verre nous rappellent les blessures reçues et les éclats d’or des noms gravés et des cicatrices se mêlent pour que l’on se souvienne des nôtres. » (Site du Voyage à Nantes)
Ce Christ est à la fois lumière, le verre lui résiste sans qu’elle le traverse, et nuit, avec les traces du processus de combustion. Tel est le paradoxe : son usage du verre permet à Pascal Convert de revenir sur la mort et la nuit, qui sont au cœur de sa recherche : ici les trous dans l’objet initial, la cire puis la masse vitrifiée, mais aussi dans la photo-phare du paysage des grottes de Bâmiyân, en Afghanistan.
Cristallisation est l’œuvre de deux artistes (voir trois en intégrant le maître verrier) : le sculpteur anonyme qui, il y a trois siècles, a produit un Christ à échelle humaine, et Pascal Convert qui a choisi l’œuvre pour les qualités de sa présence, et non sa rareté, ce qui lui aurait interdit de la transformer.
Par ses actes, l’artiste se tient à l’écart d’une affirmation religieuse. Il se situe dans le champ de la matière, de sa re-création. Ce qui permet l’interprétation.
Une entrée en matière de la Résurrection ?
À un critique qui parlait de transsubstantiation, l’artiste a répondu qu’il ne savait pas ce que voulait dire ce mot. Mais c’est à la Résurrection qu’il est possible d’associer le processus et le résultat de « Cristallisation n°3 ».
Cette œuvre déstabilisante, mutilée et belle à la fois, pose des questions profondes de langage et d’interprétation. Il en va ainsi du glissement des termes sacré/sacrifice/sacrilège, puisqu’il y a eu destruction de bois destiné au sacré. Mais aujourd’hui le sens précis de sacré, échappe au langage commun[1].
L’enjeu du passage d’un état à un autre, d’une ancienne œuvre à une nouvelle, d’une création d’artiste lointain à son appropriation par un autre très contemporain, le nom même de celui-ci accentuant le donner-à-voir, le frère « convers » étant dans les couvents le préposé aux choses matérielles, sans oublier la fortuite résonance ici de son prénom « Pascal »[2].
La sculpture en bois a disparu, elle est passée par le feu durant trois jours ou plus, et elle a donné naissance à une autre, semblable dans la silhouette, mais de nature totalement différente. Le bois périssable a laissé la place à du minéral dont le temps est sans limite (sauf casse…).
La représentation en bois du Christ a donné lieu à une autre : le processus renvoie au terme de résurrection mais n’est qu’une analogie. L’œuvre restant dans le domaine des objets inertes, la Résurrection étant un sujet de foi et d’espérance. À défaut d’un autre mot, les chrétiens utilisent celui de « corps glorieux ». L’artiste, lui, se limite à nommer l’acte : « Cristallisation ». L’acte-processus est rationnel et observable de tous versus la promesse de « la re-création gratuite d’un corps spirituel et relationnel. Mais nous ne pouvons pas l’imaginer » dit Ignace Berten de la Résurrection. L’artiste donne une réalité à voir dans la matière ; les disciples donnent un témoignage en mots ; l’évangéliste Jean développe une théologie très différente.
Toute l’histoire de l’art, en sculpture et en peinture, est traversée par cette question : comment représenter l’irreprésentable ? Les artistes ont souvent figuré le Christ sortant du tombeau, avec un corps humain et lumineux, marqué par ses stigmates, glorifié. L’œuvre de Pascal Convert est loin du triomphalisme et rend proche de chacun la transformation profonde d’une œuvre d’art. Chacun est à sa place : l’artiste/ le croyant. Il y a « matière» à dialogue.
Cette œuvre qui avait été présentée à Saint-Eustache en 2020 durant les jours saints, à plat devant l’autel, a été redressée, à l’origine étymologique de résurrection. Elle se donne à voir, dans la douceur, à se découvrir de loin, sans se laisser toucher « Noli me tangere ».
Une œuvre de méditation.
Voir la belle exposition actuelle à la galerie RX, qui présente d’autres œuvres de Pascal Convert : “Les Voies qui se sont tues“.
Cette lecture de l’œuvre de Pascal Convert peut être mise face à celle de l’œuvre de Maxim Kantor, présentée à Saint-Merry en 2017, explicitement nommée « Résurrection ». L’un parle de la transformation de la matière, l’autre de l’expérience spirituelle.
Lire les autres articles de la chronique « Interroger l’art contemporain »
[1] « Sacré en tant que représentation de la figure divine et en tant qu’œuvre d’art » mentionne le site de Saint-Eustache.
[2] « En me condamnant à porter le nom de l’agneau de Pâques, agneau égorgé lors du mystère de la Résurrection, agneau de Dieu qui enlève le péché du monde, ma mère me donnait la lourde charge d’écarter d’elle l’ange de la folie qui, depuis sa naissance, un Vendredi saint, jour de la crucifixion et de la mort du Christ, rôdait, s’approchant toujours plus près d’elle. Cela a donc été « Pascal ». À peine né, la Passion et la Résurrection comme promesse. » (mentionné sur le site de Saint-Eustache).
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