Vous avez dit « gros » ? Attention, la cancel culture, importée des États-Unis, pourrait frapper. Pourtant, avec la disparition de ce mot, c’est toute une histoire que l’on devrait réécrire.
La chronique d’Alain Cabantous
La cancel culture, avatar américain du politiquement correct, vient encore de frapper. Cette insupportable récurrence, ouverte à toutes les dérives, venue du monde anglo-saxon impose peu ou prou une sorte de censure ou, pire encore, une auto-censure au prétexte de dénoncer les individus ou les groupes qui, par leurs propos, dévaloriseraient volontairement telle personne ou telle communauté au vu de leur origine, de leur état, de leurs croyances. Tout dernièrement, c’est, selon le Daily Telegraph, l’auteur anglais Roald Dahl qui en fait les frais posthumes. En effet, sa maison d’édition a décidé de modifier certains mots et certaines expressions du féroce et savoureux auteur de Mathilda au prétexte qu’ils pourraient heurter le jeune lectorat. Parmi eux, le terme « gros » utilisé pour qualifier, entre autres, Augustis Gloop, disparaît du livre Charlie et la Chocolaterie.
Vous avez dit « gros » ? Et c’est alors toute une histoire qui s’ouvre à vous. Au cours des XIIe et XIIIe siècles, alors que l’Occident connaît des disettes et des famines à répétition, les corps gras bénéficiaient d’un réel prestige puisqu’ils renvoyaient à l’opulence des ventres pleins tout en symbolisant la force et la santé. Alors que, durant les siècles suivants, les restrictions alimentaires subies n’avaient pas disparu, la perception positive du corps imposant commença à se modifier sous la pression des discours médicaux ou religieux. Si un sérieux tour de taille semblait toujours traduire une forme d’abondance, en revanche le « trop gros » fut interprété comme un signe de mauvaise santé, l’expression d’une goinfrerie avant de revêtir une dimension morale négative. Il devint alors le symbole de deux des péchés capitaux, la paresse et la gourmandise, mais aussi la marque de la lenteur coupable ou de la stupidité avérée. Cette stigmatisation se poursuivit et s’accentua par la suite, notamment au siècle des Lumières. Les dénonciations des excès de table et, partant, les maladies afférentes que l’on commençait à mieux connaître (comme la goutte) ne cessèrent de se multiplier afin de stigmatiser les volontaires faiseurs de graisse. Mais là encore avec des nuances. Si socialement l’embonpoint restait encore l’indice d’une réussite matérielle, il devint nettement « genré » puisqu’une silhouette féminine trop enveloppée était tenue pour inconcevable dans certains milieux.
Peu à peu, avec l’établissement de normes scientifiques de la pesée, du surpoids et des étapes de la grosseur, les personnes de ce type furent de plus en plus l’objet de moqueries, jusqu’à se trouver, pour les plus obèses d’entre elles, parfois exposées dans les foires comme des curiosités quasi monstrueuses, sous-vêtements à l’appui ! L’avènement continu et affirmé des activités sportives, le bouleversement des modes vestimentaires, les régimes alimentaires diversifiés, la publicité envahissante vont finir par imposer une tyrannie de la minceur et accroître sa radicale opposition avec le monde des gros. Et, ce, d’autant que depuis la fin des années 1950, le pourcentage de personnes en surpoids ou en état d’obésité s’est considérablement accru y compris chez les jeunes. Si, dans le monde aujourd’hui, près de 40 % appartiennent à ces deux catégories, il atteint entre 60 et 65 % des Nord-Américains et entre 45 et 48 % des Français.
Le phénomène devient d’ailleurs largement majoritaire dans tous les pays occidentaux et comme il est souvent plus difficile de critiquer une large majorité de la population, la décision éditoriale britannique n’est-elle pas, juste de ce fait, totalement hors de propos ? Qui plus est, ici, au pays d’Astérix et d’Obélix, ôter le mot « gros » des aventures de ces invincibles Gaulois serait écorner sérieusement leur image. Et puisqu’on vous dit qu’Obélix est seulement un peu enveloppé…
Les Editions Gallimard Jeunesse viennent heureusement d’affirmer qu’il n’y aurait pas de réécriture des livres de Roald Dahl en France.
On pourra lire avec profit : Georges Vigarello, Les métamorphoses du gras. Histoire de l’obésité du Moyen-Âge à nos jours, Paris, Seuil, 2010.
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