Au Socle, une œuvre hautement symbolique : un monument à la liberté d’expression devant Saint-Merry. Des livres brillent au soleil, ils s’élèvent au-dessus d’un nid, le piédestal de pierre. La chronique de Jean Deuzèmes
Structure métallique, livres enduits et recouverts, bande son
Mars – juin 2024
Temps de lecture : 3 minutes
Alors que le paysage de l’édition est menacé, l’œuvre de Christian Delecluse est assurément d’actualité.
Un titre qui résonne
Londres, Sydney, Amsterdam et bien d’autres lieux accueillent ces « coins des orateurs » (Speakers’ Corners) où chacun peut prendre la parole et exprimer ses convictions.
Depuis cinq ans, Le Socle fait de même avec ses installations au bord d’une des plus vieilles rues de Paris, sur une placette toujours sans nom. Qui donnera un nom et lequel à ce « coin pour tous ? »
Face à Saint-Merry, malgré l’éviction du Centre Pastoral en 2021, il est resté un espace régulier de rencontres, de discussions conviviales autour de l’art et de ce qui fait communauté. Pourquoi ne pas l’appeler temporairement « Saintmerriens’ Corner » ?
Christian Delecluse a une autre approche : les orateurs sont des livres et ils parlent.
Une bande-son créée à partir des voix des auteurs les entoure délicatement. Ils expriment la liberté d’expression, symbolisée par un poing levé, celui de Charlie Hebdo en 2015. Ces ouvrages ont été au cœur d’un procès : le distributeur les avait endommagés. Devant la justice, l’éditeur Dis voir, a plaidé pour le respect des œuvres et a mis à nu les logiques commerciales régissant le monde de la culture.
À la fin, au lieu d’aller au pilon, ces invendables ont été donnés à l’artiste : leur nouvelle vie surgit, ici, sur l’espace public.
Une œuvre d’actualité
L’œuvre kaléidoscopique de Christian Delecluse est graphique, belle et fascinante.
Dixième exposée sur le Socle depuis 2019, elle est symboliquement forte : Le SocleParis a toujours laissé s’exprimer les artistes invités, Speakers’ Corner célèbre leur liberté individuelle et le principe général de la liberté d’expression.
Ce poing levé, dont les veines portent des livres, participe des enjeux contemporains.
Politiques, car les maisons d’édition et les intermédiaires sont en train de tomber dans les mains de milliardaires et de leurs groupes, industriels ou du luxe, qui cherchent à disposer d’armes idéologiques pour peser dans les futurs débats politiques, cruciaux dans un monde menacé. Aucun secteur du livre n’est exempt de cette menace. La liberté d’expression peut perdre une de ses voix fondamentales.
Culturels, car la diversité culturelle est confrontée à de nombreux périls, dont celui du repli identitaire. Le livre a connu une période faste au moment du Covid, le balancier opère dans l’autre sens, les écrans et les réseaux sociaux lui livrent une concurrence féroce, alors qu’ils sont complémentaires. Le Passculture n’a pas permis de rétablir l’équilibre. En revanche, les boîtes à livres sur l’espace public connaissent un grand succès.
Écologiques, car le recyclage est un des éléments importants de la société de sobriété, de la lutte contre le changement climatique. L’œuvre montre qu’il y a d’autres solutions que le pilon pour les rebuts.
Le don de 700 livres à Christian Delecluse participe de ce défi. L’artiste en a choisi certains, leur a donné une forme ouverte, les a ensuite enduits d’un produit durcisseur (donné par Sika, partenaire du Socle) avant de les retravailler à la feuille d’or. Les dessins de formes abstraites sont autant de pays et de continents de la pensée contemporaine, de rivages d’une géographie mentale. Comme des oiseaux, ils prennent leur envol, à partir d’un nid de culture : le Socle. L’ensemble des pensées fait monde, c’est notre monde. Les livres deviennent la trace de notre mémoire collective.
Ces pages témoignent de l’importance des voix atypiques dans nos imaginaires contemporains : la culture est un bien essentiel qui ne peut être réduit à un produit commercial. Les feuilles d’or leur offrent une nouvelle vie, à la manière des rites de l’Égypte antique.
Il y a étrangement une continuité avec l’œuvre précédente du Socle, les Habitants, une tente dorée tel un éclat éblouissant au soleil, une manière de mettre en avant une urgence dans notre société contemporaine. Après le social, la culture.
La production de cette œuvre d’envergure a mobilisé nombre de personnes et de talents, pour la plupart bénévoles, notamment les auteurs de la maison d’édition Dis Voir, que l’artiste et 6M3 remercient chaleureusement.
Cette œuvre a été réalisée avec la participation de :
Jean-Yves Bosseur, Jean-Philippe Cazier, Anaid Demir, Marc Donnadieu, Atom Egoyan, Daniel Foucard, Peter Greenaway, Gary Hill, Valérie Jouve, Eduardo Kac, Michel Maffesoli, Florence de Meredieu, Dominique Peysson, Christian de Portzamparc, Lee Ranaldo, Danièle Rivière, Avital Ronell, Leah Singer, Philippe Tancelin, Chloé Thévenin.
« Les éditions Dis Voir publient des ouvrages sur la culture contemporaine dans les domaines des arts visuels, du cinéma, de la chorégraphie, du design, de la musique, de la fiction scientifique…Soucieux d’explorer les passerelles entre différents domaines du savoir, ces ouvrages s’attachent à mettre en valeur dans les pratiques artistiques contemporaines les nouvelles écritures, les nouveaux langages afin d’en saisir les transformations et les enjeux représentatifs de l’imaginaire contemporain. » Site
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