Marguerite Champeaux-Rousselot nous partage sa lecture du livre décapant de Geneviève Decrop, Dieu sans confession ; pour une lecture non sexiste et non religieuse de la Bible (Éditions de Vérone, 2024).

Qui lit la Bible de nos jours ? À part les franges fondamentalistes et identitaires des religions du Livre, qui ? Hormis les savants, biblistes, historiens, archéologues et autres, qui ?  Pour beaucoup, croyants ou non croyants, au pire elle parle d’un dieu patriarcal et punitif, au mieux elle parle une langue archaïque et obsolète.

Et pourtant les récits de la Bible, ses poèmes, ses aphorismes, ses mythes, ses petites et grandes histoires irriguent notre culture depuis des siècles. Nous vivons à ses dépens la plupart du temps sans en avoir conscience. De la pomme d’Adam au sacrifice d’Isaac, en passant par la tour de Babel et l’Arche de Noé, sans oublier la chevelure de Samson et les lamentations de Job, nous nous heurtons à l’Ancien Testament aux quatre coins de notre littérature, de nos arts, de nos croyances religieuses et de notre morale ordinaire. Mais souvent nous détournons les yeux de leur origine : un livre qui n’a parlé qu’à une petite société du premier millénaire avant notre ère et plein d’erreurs, donc vieilli et périmé, mais qui a fondé nombre de préjugés anthropocentriques, patriarcaux, androcentriques, qui a nourri des préjugés mortifères pendant tant de siècles, source encore aujourd’hui d’injustices et de conflits, aujourd’hui inutile et même pire, nuisible : dont il faut se méfier et donc se détourner.

L’auteure, en bonne sociologue, n’a pas hésité à se plonger dans ce reflet de nos sociétés pour vérifier ces jugements, et fait ici partager ses découvertes : le plus ancien en elle, le dénommé Ancien Testament, peut parler utilement aux femmes et aux hommes du XXIe siècle.
Il faut le lire en entier – et pas seulement des morceaux choisis ou expurgés – avec des yeux débarrassés des commentaires savants et/ou dogmatiques qui l’ont recouvert au fil des siècles d’une épaisse gangue de préjugés. C’est à une telle lecture que G. Decrop se livre depuis de longues années, et c’est à celle-ci qu’elle invite le lecteur, croyant ou incroyant, athée ou indifférent.

Rembrandt Moise Brisant Les Tables De La Loi 1659 Gemaldegalerie Berlin
Rembrandt, Moïse brisant les Tables de la Loi, 1659, Gemaldegalerie, Berlin

En cheminant dans les Écritures bibliques, on y perçoit d’abord un grand souffle. Avant toute prescription rituelle ou légale, les textes fondamentaux de la Bible sont une vaste mise en mouvement de tout un peuple, qui se confronte à l’épaisseur du temps et de l’espace, à la matérialité du monde, avec des semelles de vent.

Ce souffle, ce vent, est d’abord une quête, une question, qu’aucune réponse ne peut refermer. Dans la Bible, c’est par une autre question que Dieu ou ses émissaires répondent à une question.

Où est le dieu véritable ? Qui est-il ?
Qu’est-ce que l’homme ?
Qu’est-ce qu’un homme fait à la ressemblance de Dieu ?
Comment vivre et prolonger ses jours sur la terre ?
D’où viennent le malheur, la souffrance, le mal, la mort ?
Que faire de la violence ?

À toutes ces questions, il n’est proposé aucune réponse, aucune définition et encore moins de recettes, mais une profusion de récits, d’histoires, d’intrigues et de personnages, qui nous tendent autant de miroirs, nous obligent à voir en nous-mêmes, à nous voir dans nos relations aux autres, au monde, à notre idée de dieu, aujourd’hui comme hier.

Un dieu, certes, aimante cette quête, mais c’est un dieu sans visage, au nom imprononçable, qui ne se laisse « percevoir » qu’à certains rarissimes moments, à Abraham sur le mont Moriah, à Moïse sur le Sinaï ; un dieu de fin silence, presque inaudible aux oreilles du prophète Élie. Sa plus sûre présence en ce monde est un texte gravé sur la pierre, une Parole d’autorité qui fixe une limite d’où peut naître et se déployer l’humanité de l’Homme. Un dieu qui se fixe une limite à lui-même, qui n’envahit pas la totalité de l’espace du monde, qui laisse un espace vide entre lui et sa création, entre lui et les humains pour qu’ils puissent se gouverner eux-mêmes.

Il ne peut y avoir de théocratie dans le monde de la Torah, mais il y a une théologie politique, qui initie les hommes à la liberté, à la justice et à l’amour. Le Dieu d’Abraham et de Sarah, d’Isaac et de Rebecca, de Jacob et Moïse n’est pas un despote. Il ne favorise pas les hiérarchies, ni les dynasties, ni les royautés, ni même le peuple qui lui rend un culte. Il refuse les sacrifices sanglants et les riches offrandes ; les rites sont secondaires.

Marc Chagall, Moïse et le buisson ardent, 1960, Musée national Marc Chagall, Nice

Mais il est encore un autre ébranlement de nos certitudes que nous réserve la Bible : le patriarcat. On a cru et on croit encore que son texte enfonce des clous supplémentaires dans le couvercle que le patriarcat visse sur la société humaine. C’est bien mal lire l’anthropologie biblique. Car c’est toute l’anthropologie patriarcale qui est contestée par elle : l’initiative historique revient aux cadets, aux faibles contre les forts, à l’intelligence et à la compréhension d’autrui contre la force et la violence, aux femmes stériles, à la diplomatie contre les valeurs guerrières, c’est-à-dire aux êtres et aux valeurs les plus déconsidérées par la culture patriarcale.

La Bible n’est pas un catalogue d’articles de foi, elle ne garantit pas que vous ne vous perdiez en chemin, ni que vous ne vous égariez dans le brouillard. Mais peut-être et sans le savoir, si c’est le cas, mettrez-vous vos pas dans ceux d’Abraham et Sarah, qui partirent sans savoir où ils allaient ; ou dans ceux du roi Salomon qui vous dit que Dieu habite le brouillard et que sa seule présence sur terre est celle d’une très antique parole, gravée dans la pierre et qui attend que vous la graviez dans votre cœur ?  Une Parole que le Deutéronome résume ainsi :

« Vois, je te propose aujourd’hui le choix entre vie et bonheur, mort et malheur ; choisis donc la vie, afin que tu vives, toi-même et ta postérité. »

École française du XIVe siècle, Jonas rejeté par la baleine,
enluminure de la Bible de Jean XXII
CategoriesCulture Livres
Marguerite Champeaux-Rousselot

Marguerite Champeaux-Rousselot est historienne et anthropologue, (spécialité : religions de l’Antiquité ; observation et traduction des objets, « traces » et témoignages). Mère et grand-mère, longtemps ardemment investie dans la vie associative laïque, elle a enseigné le grec et pratique une lecture critique contextualisée. Une approche historique, scientifique et humaine redonne vie aux mots de jadis qui sont aujourd’hui encore facteurs de paralysie ou sources de dynamisme.

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