Rien n’est plus éloigné de nos pratiques et croyances religieuses que celles des asiatiques et plus particulièrement de la Chine, dont la culture surplombe de sa profondeur celle de l’Extrême-Orient. Et rien n’est plus dynamisant que de comprendre que nous n’avons pas le monopole de la définition de la religion. Nous vous proposons un cycle de cinq rencontres de cette altérité religieuse, qui nous permette de nous laisser questionner par la spiritualité asiatique. Une chronique de Colette Deremble
Qu’est-ce qu’une religion ?
Selon le modèle chrétien c’est un ensemble de dogmes à croire, de rites à pratiquer, orchestrés par une classe sacerdotale consacrée à la cohésion d’une communauté croyante et des cérémonies de passage, comme le baptême, qui font qu’on adhère à des croyances et qu’on entre dans une communauté bien définie. La Chine n’a pas connu, comme nous, de religion structurée et identitaire; d’ailleurs il n’y a pas de mot chinois pour traduire le mot « religion ». Et pourtant les chinois ont une vie spirituelle très profonde, très complexe, très subtile. Cette vie spirituelle se déploie sur l’éventail très vaste des registres rassemblant des dynamiques qui vont de la religion populaire, à la sagesse, à la philosophie, lesquelles cohabitent sans se contrarier…
C’est sans doute la première leçon que donne la vie spirituelle chinoise, qui ignore la problématique qui nous hante, celle d’une Vérité supposée être universelle, le conflit destructeur entre orthodoxie, supposée détenue par certains et hérésies qu’on exclut. Alors que nous avons longtemps proclamé qu’il n’y avait pas de salut en dehors de l’Église chrétienne, et que beaucoup de chrétiens le pensent encore, les Chinois n’ont aucun absolu en ce domaine : à chacun de tracer son chemin spirituel.

Panorama de l’évolution des croyances chinoises
Les Chinois sont fondamentalement animistes, à savoir qu’ils croient que le divin (terme bien général que nous utilisons ici pour désigner le mystère de ce qui dépasse l’homme) se diffuse dans le cosmos, imprègne de sa force les montagnes, les fleuves, les océans, les astres…, en bref l’univers, ce qui génère une attitude de profond respect face à tout notre environnement. L’animisme a engendré une multitude de croyances, de mythologies, de récits fondateurs, de superstitions, de pratiques, de rituels, d’attitudes mystiques, entretenus et transmis de manière diffuse, de génération en génération, et qui ont nourri l’imaginaire jusqu’à nos jours. Ces croyances qui n’ont rien de contraignant structurent les relations à l’intérieur des communautés familiales, villageoises ou régionales. Elles n’ont pas de credo délimité. C’est ce qu’on appelle la religion populaire. Elle reste vivace aujourd’hui, notamment dans les milieux paysans, car elle fonde la manière d’appréhender le destin, le vivre ensemble dans le quotidien, la manière de se marier, de considérer les défunts, de cultiver la terre etc…
À cette strate de croyances, se superpose le culte des ancêtres : nos parents défunts continuent de vivre autrement au milieu de nous, ce qui implique pour les vivants plus qu’un acte de mémoire : des gestes rituels, des attitudes, des paroles à l’égard de ceux qui continuent de nourrir notre quotidien.

À partir de la première moitié du 1er millénaire avant notre ère, deux courants, qui relèvent l’un de la sagesse, l’autre de la mystique, se sont développés, indépendamment de ces deux niveaux de croyances, tout en les incluant : le confucianisme, qui est une sagesse préoccupée du vivre ensemble, donc d’éthique et de politique, et le taoïsme, voie contemplative qui cherche à communiquer avec ce qui nous transcende, pratique l’ascèse radicale, croit en l’immortalité…. Puis, à partir du 1er siècle de notre ère, le bouddhisme, venu d’Inde, s’est greffé sur ces différentes strates, apportant encore d’autres dimensions à ces aspirations spirituelles, notamment celle de la maîtrise de soi, de la compassion, de la solidarité entre les êtres par la réincarnation.
Les Chinois n’ont pas vu d’incompatibilité entre ces différentes propositions religieuses, qui ne se sont jamais exclues l’une l’autre, n’ont jamais fusionné non plus. Chacune a sa fonction dans la société, l’animisme par rapport au cosmos, le culte des ancêtres par rapport à la mort, le confucianisme par rapport aux autres humains, le taoïsme par rapport au divin. L’ensemble était, pendant des siècles, noué à l’intérieur d’une culture globale où tout s’articulait de manière très souple et complémentaire.
Lorsque l’empire s’est effondré en 1911, sa chute a emporté une partie des croyances et pratiques millénaires qui étaient attachées à ce vaste paysage politico-religieux. La philosophie marxiste a fait son travail critique par rapport aux superstitions. Depuis que la Chine est entrée dans la mondialisation, l’idéologie de la société de consommation et sa quête matérialiste ont achevé de détruire beaucoup de ces références anciennes, comme c’est le cas partout dans le monde : partout dans le monde, le besoin de consommer toujours davantage, la technologie, le plaisir sont devenus la nouvelle religion universelle.
Pourtant, on n’efface pas si facilement une culture si profondément installée dans les mémoires. De même qu’en Occident, le christianisme, qui n’est plus pratiqué que par une petite minorité de la population, reste, pour un certain nombre, un socle de valeurs identitaires, bien que vécues de manière plus ou moins exigeante, et surtout en mode de reconnaissance sociale (car combien sont les chrétiens qui tentent réellement de vivre l’amour de l’ennemi, le pardon inconditionnel, le partage intégral des biens ? …), de même un certain nombre de Chinois conserve un ensemble de valeurs, issues de ces différentes strates religieuses, où cohabitent, en fonction notamment de leur milieu socio-culturel, le respect des ancêtres, des croyances animistes, des références confucéennes comme la prééminence du bien commun, des valeurs bouddhiques comme la maîtrise de soi, la patience, le discernement par la méditation…, autant de valeurs qui restent perceptibles à bien des niveaux de la société contemporaine.
L’attitude animiste : le sacré imprègne l’univers

Photo de 郭 心宇 sur Unsplash
Ce qui surplombe la pensée religieuse chinoise est l’animisme. Pendant des millénaires les populations unifiées par la culture Han ont été rassemblées par la croyance que l’humain est à la fois traversé et transcendé par des forces naturelles, celles qui habitent pour les unes, ce que les Chinois appellent le ciel (les nuées, ses astres, les vents…), pour les autres, la terre, (les montagnes, l’eau, la végétation), l’humain étant en quelque sorte à la jonction entre ciel et terre. Cette pensée animisme est commune à tout l’Extrême-Orient.
Elle est, pour nous, difficile à comprendre et les penseurs chrétiens l’ont souvent dévaluée, comme si elle était inférieure à la leur. La spiritualité judéo-chrétienne est marquée par la relation personnelle et unique de chacun de nous avec Dieu, relation qui ne s’intéresse pas à la relation de l’humain avec le reste des vivants et encore moins avec l’univers, l’immensité des temps et les espaces qui nous dépassent : c’est une vision anthropocentrée.
Le récit mythique chinois est radicalement différent dans la mesure où le centre de sa contemplation est l’harmonie du cosmos, le terme « d’harmonie » étant le mot clef qui permet d’ouvrir à la culture chinoise. Le chinois ne se pose pas la question de savoir qui a créé le monde car il sait qu’il ne peut pas y répondre. Il se contente de constater la grandeur incommensurable de l’univers et en déduit qu’une force supérieure anime cet univers. Quant à l’humain, il n’a pas, dans la spiritualité chinoise, un statut spécial comme dans le christianisme. Il n’est qu’un élément parmi d’autres de la nature : il en fait partie de manière humble et solidaire et a vocation à se fondre, de la manière la plus harmonieuse possible, avec elle. Le Chinois est donc enclin à vivre, avec une gravité religieuse, une relation respectueuse à la Nature, au sein de laquelle il estime n’être qu’une parcelle infime, et, comme tout être, le réceptacle de ses énergies, le miroir de son harmonie. C’est une démarche très différente de celle du chrétien, qui pense que l’humain est le centre de l’univers créé par Dieu pour lui et autour de lui et qu’il a la vocation de la dominer. Pour les philosophes chinois, que ce soit les confucéens ou les taoïstes, le bonheur de l’homme est à chercher dans sa relation harmonieuse avec la nature, pas dans sa domination.

Le divin habite l’univers par le biais d’esprits, bienveillants ou nocifs: L’eau nous fait vivre, mais l’inondation peut nous engloutir. Il s’agit de reconnaître ces forces divines, de savoir qu’elles nous dépassent, de les respecter, de leur parler. Le geste le plus commun pour ce dialogue est l’offrande, offrande de fleurs ou de parfums, de grains, de musique ou de mots. Ces esprits ne nécessitent pas de temple, mais plutôt un signe, autel, stèle, morceau de tissu accroché à un arbre…. Ils habitent aussi les activités humaines : il y a l’esprit de la moisson, de la naissance, de la famille, de l’agriculture, de la guerre…. On donne des noms, des visages, à ces esprits, on leur construit des éléments de mythologie, on les organise en panthéon. Il y a des esprits protecteurs de l’état : ce sont le Ciel et la Terre. À l’échelle des communautés locales, des familles, des villages, l’esprit du Sol protège leur territoire particulier.
Qu’elle s’exprime par des rituels ou qu’elle soit seulement diffuse, la croyance animiste est un des fondements de la culture chinoise : elle assure la relation harmonieuse des humains avec l’univers.
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à suivre ICI





Bonjour Colette,
Merci beaucoup pour ces articles sur les croyances chinoises, fort intéressants.
Une ou deux remarques cependant:
– « La spiritualité chrétienne est marquée par la relation personnelle et unique avec Dieu, relation qui ne s’intéresse pas à la relation de l’humain avec le reste des vivants ».
Il me semble qu’en Marc 12, par exemple, on lit: « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme, de toute ta pensée et de toute ta force. Et le second: Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Il n’y a pas de plus grand commandement que ceux-là. »
Tous les prophètes ont été appelés à s’oublier pour le salut des autres, comme Jonas, Jérémie…
« Pour les philosophes chinois, …,le bonheur de l’homme est à rechercher dans sa relation harmonieuse avec la nature, pas dans sa domination ».
Bien d’accord pour la relation harmonieuse avec la nature. Mais je ne crois pas du tout que la bible demande à dominer la nature. Le texte de Genèse 1 n’est pas, pour moi, un traité d’agronomie ou de zoologie, mais un chemin intérieur écrit avec les images d’une époque. La terre à soumettre est intérieure; les animaux à dominer sont tout aussi des forces intérieures à réguler. Annick de Souzenelle en parle si bien dans « Alliance de Feu 1 ».
Bien amicalement, Christine Moussard