Je voudrais vous parler d’un temps fort et heureux, que j’ai eu la chance de vivre, avec d’autres : l’écriture d’une page blanche. Lorsque Mgr Marty, en mai 1975, a fait le pari de nous confier, à Xavier de Chalendar et à moi, l’église Saint-Merry pour en faire … quoi donc ? Il n’en savait rien, nous a-t-il dit, mais il nous faisait confiance pour « inventer des modes nouveaux pour l’Église de demain et les mettre en œuvre dans un secteur pastoral non territorial. » Inventer : c’était passionnant et d’autant plus précieux et jubilatoire que c’était rare. Nous ne manquions pas d’idées, mais nous avions plus de questions et d’interrogations que de certitudes. Et un défi à relever.
En ce cinquantième anniversaire, on m’a posé trois questions auxquelles je vais essayer de répondre.
1- Quelles intuitions, au départ du CPHB ?
Convergence entre trois axes :
- Pour Georges Gilson et Mgr Marty dont il était l’auxiliaire, la transformation complète et en cours du centre de Paris les avait amenés à remettre en cause une pastorale paroissiale territoriale pour créer autre chose afin d’accueillir des gens de toute la région et même du monde entier (donc une pastorale de centre-ville, inventive et ouverte).
- Pour Xavier de Chalendar et moi : inverser les curseurs pour donner la priorité à l’écoute par rapport à la parole, coresponsabilité avec les laïcs, créativité et dépassement du religieux-ritualiste, accueil universel.
- Pour le curé des trois paroisses Saint-Merry, Saint-Nicolas des Champs et Sainte-Elisabeth : « Mes paroissiens ne pourront pas assumer la prise en charge pastorale de ce nouveau “centre-ville“ né de la transformation radicale de leur quartier, avec la création de Beaubourg et du Forum des Halles, et l’accueil de toute une nouvelle population. »
2- Quelles ont été mes intuitions personnelles, je dirais plutôt nos intuitions personnelles, à ce moment-là ?
Nous avions plus de questions que de réponses, plus d’interrogations que de solutions. Nous nous sommes dit : « Il est urgent de ne rien faire ». Pas question de commencer tous seuls. Nous avons choisi de prendre le temps de consulter d’autres, de réfléchir avec eux et de constituer une première équipe avec une majorité de laïcs, avec un équilibre entre femmes et hommes. Nous avions la chance rare et le bonheur d’avoir une page blanche. Il ne fallait pas la gâcher.
On aurait pu faire de belles célébrations, lancer des groupes intéressants et se contenter de cela. Non ! On a lancé un chantier. Non pour façonner un beau lieu pour des chrétiens, mais un lieu ouvert à tous où pouvaient se rencontrer et se confronter les enjeux importants de l’époque et l’évangile. Cela supposait, cela suppose toujours, d’être une sorte de « tour de guet », en ouvrant grands les yeux et les oreilles pour discerner quels sont les enjeux importants. Quels ont été ces enjeux ?
Parmi les plus importants, j’en vois quatre :
- Enjeux culturels avec Beaubourg : donner une place nouvelle à l’art, à la musique, mais aussi à la réflexion, à la confrontation, comme nous l’avons fait lors de débats publics et ouverts, comme avec Françoise Dolto et le professeur Schwartzenberg sur la mort, et lors de bien d’autres occasions.
- Enjeux de société à un moment où les mentalités changeaient beaucoup, et où la religion devenait minoritaire.
- Enjeux de solidarité à l’échelle nationale (notamment avec les immigrés et la Marche des Beurs) et solidarité internationale. Le monde entier a fait irruption, du fait des portes ouvertes, non seulement avec les exilés d’Amérique Latine, ce qui est connu, mais, ce qui l’est moins, avec l’Afrique du Sud, l’Iran, Haïti, la Pologne, et j’en passe. Au point que Saint-Merry est devenue aux yeux de beaucoup « l’église des droits de l’Homme ».
- En mettant en œuvre une autre compréhension de l’Église et de son rôle dans la société.
Une Église non plus conçue comme une centrale de services, ce qu’elle est aux yeux de beaucoup (avec les sacrements), ni comme un lieu d’entre-soi pour des chrétiens, mais un lieu de vie accessible à tous et marqué par l’évangile. Pas seulement un lieu d’accueil, ce qu’on a beaucoup dit, mais un lieu habité, un espace de rencontre, de partage, de créativité et de solidarité. Un lieu où s’invente un nouveau style de vie. Un lieu fraternel où l’on peut faire des découvertes et se lier à des gens qui nous sont étrangers au départ.
Les rencontres vécues, souvent inattendues, et les échanges avec d’autres communautés chrétiennes à travers le monde (Afrique et Amérique Latine notamment) ont eu une importance décisive. La découverte de ces communautés, de leurs modes de vie et de leurs priorités ont beaucoup influencé notre conception de l’Église et d’une vie selon l’évangile. Il ne s’agissait pas d’appliquer un programme, mais d’utiliser nos yeux, nos oreilles, notre tête et nos mains. Pour vivre et pour aimer. Comme tout le monde.
Nous avons été nombreux à contribuer à l’écriture de la page blanche, chacun apportant son expérience et ses idées, sa compétence et ses questions, ses désirs et ses relations.
Avec l’évangile comme boussole, un évangile partagé, à la compréhension duquel chacun apportait sa part. Dans un esprit qui rejoint l’accent mis aujourd’hui sur la synodalité, c’est-à-dire en cheminant ensemble, en faisant droit à la parole de tous, dans un équilibre nouveau entre laïcs et prêtres.
Avec donc une place centrale et déterminante pour les laïcs, femmes et hommes, que ce soit pour les choix ou pour leur mise en oeuvre.
Avec donc une autre compréhension du rôle des prêtres et de l’exercice de l’autorité. Et ainsi une remise en cause théologique et, pour moi, une autre compréhension de ma place et de mon rôle.
Entre 1975 et 1981, nous avons rencontré souvent Mgr Marty et Georges Gilson. Ils nous ont à chaque fois renouvelé leur confiance. Je me souviens qu’un jour Mgr Marty nous a dit :
« Je ne pouvais pas vous dire ce qu’il fallait faire.
Mgr Marty
Mais quand je vois ce que vous avez fait,
cela correspond bien à la mission que je vous ai confiée. »
3- Quelles sont mes intuitions pour l’avenir ?
Prendre le temps de discerner quelle peut être la place et le rôle de l’Église et des communautés qui la composent dans le monde qui se recompose, en donnant la priorité à la liberté et à l’élan vers « ceux qui sont loin ».
Essayer de découvrir où s’inventent, en Europe et ailleurs dans le monde, les visages de l’Église de demain et tisser des liens avec les communautés qui en sont porteuses.
Aider l’Église (je parle de tous ses membres) à prendre conscience que sa seule vraie richesse actuelle sont les laïcs, femmes et hommes, qu’une conception dommageable du sacerdoce et du sacrifice a rendus « mineurs ». Les forces sont là : beaucoup sont prêts à participer à ce travail d’invention et de création, en y mettant leur expérience, leur intelligence, leur cœur et leur foi.
Pour susciter de nouvelles formes de communautés porteuses d’évangile, ici et dans tous les coins du monde, au service de tous les hommes. En mettant l’accent sur la participation de tous à la prière et à la compréhension des Écritures, qui ne sont pas des textes du passé, mais un matériau vivant et actuel à mettre en œuvre.
Contribuer à et soutenir tous les efforts et toutes les recherches allant dans ce sens, y compris au niveau théologique. En mettant l’accent sur un Humanisme évangélique, comme l’écrit Joseph Moingt, sans avoir peur d’exprimer une foi critique qui cherche ses mots pour avoir une chance d’être comprise par d’autres.
En un temps où les algorithmes fabriquent de l’entre-soi, favoriser et être disponible pour des rencontres, des surprises, qui soient, aujourd’hui, autant de « moments d’évangile », comme lorsque Jésus rencontre Zachée ou la Samaritaine.
Dans un monde qui se divise et qui dialogue de moins en moins, développer de nouvelles capacités d’écoute mutuelle et d’affrontement sans violence. À l’inverse des tentations de repli, élargir l’appel à aimer son prochain aux dimensions de la planète, avec tous ceux et tout ce dont nous sommes solidaires de fait. Si difficile et si à contre-courant que ça devienne au fil du temps.
Discerner où se joue la rencontre avec les jeunes qui seront le monde de demain.
Et même avec les enfants, sans lesquels une grande partie de la vie n’est pas là.



