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Pierre et Vladi sont en bateau

L’excellent film documentaire de Thomas Johnson intitulé Poutine et les Cinq mers (Arte TV) a le grand mérite d’inscrire la stratégie guerrière et conquérante du maître du Kremlin dans le temps et l’espace. Grâce à la pertinence d’analyses croisées, diplomatiques ou historiques, à l’appui pédagogique de cartes extrêmement parlantes, on comprend le rôle fondamental des cinq mers (Baltique, Blanche, Azov, Noire, Caspienne) dans la géopolitique agressive de la Russie destinée à restaurer la puissance du ci-devant Empire soviétique, c’est selon. Cette stratégie passe, chez Poutine, par  la mise en valeur accrue des cinq mers, devenues des fronts qu’il convient de renforcer comme interfaces défensifs et comme bases expansionnistes, puisque selon Vladimir Poutine, « la Russie n’a pas de frontières ».

Organisation du système des Cinq Mers

Dans cette perspective, il existe un lien étroit entre l’expansion maritime à l’œuvre et les entreprises terrestres et bellicistes (guerre en Crimée puis en Ukraine avec la prise acharnée du port de Marioupol, main mise sur la Géorgie et le Caucase). Nécessité aussi de redevenir maître de la mer Noire par où transitent 40 % du trafic mondial des céréales ; d’ouvrir de nouvelles voies maritimes, en particulier au nord et à partir de la mer Blanche, investir la mer Arctique (une 6e mer ?) qui, outre ses richesses énergétiques, permettrait de relier la Russie à la Chine et, simultanément, envisager un nouveau passage du nord-ouest, prémices à une possible confrontation avec les U.S.A. qui lorgnent actuellement vers le Groenland et le Canada. D’où les investissements militaires et commerciaux dont bénéficie présentement le port de Mourmansk.

Carte de la Russie avec les Cinq Mers, par Hellerick — Travail personnel, CC BY-SA 3.0

Mais l’ambition de ce remodelage géopolitique s’appuie aussi sur l’histoire ou plutôt sur sa réécriture. Poutine évoque évidemment Staline. Véritable concepteur de la notion des cinq mers, il fit entreprendre de gigantesques travaux par les victimes du Goulag (construction de canaux, aménagement des fleuves nord-sud), lui permettant de désigner Moscou comme une sorte de hub de l’ensemble. Mais c’est pourtant Pierre le Grand (1672-1725) qui demeure la référence cardinale de l’ancien petit fonctionnaire du KGB.

Paul Delaroche, Pierre le Grand, 1838, Musée d’art Kunsthalle, Hambourg

Il existe pourtant une contradiction fondamentale entre la vision des deux hommes. Alors que l’un honnit l’Occident et ses valeurs à longueur de discours et qu’il teste sa capacité de résistance, l’autre n’eut de cesse de s’inspirer de la culture européenne, ses mœurs et ses lois, et d’admirer ses avances techniques. Pierre fit deux voyages vers l’ouest (la Grande ambassade de 1697-1699 et le séjour de 1717). Curieux de tout, il s’intéressa particulièrement à la construction navale (aux Provinces-Unies et en Angleterre), recruta des ingénieurs et des marins pour la flotte qu’il venait de créer (1696-1698).

Toutefois, si d’autres éléments essentiels autorisent un net rapprochement (brutalité de la gouvernance autocratique, répression féroce des opposants, mise sous tutelle d’une Église orthodoxe devenue une véritable courroie de transmission du pouvoir depuis la création du Saint-Synode en 1721), c’est bien le rôle de la mer dans l’affirmation de la puissance russe qui autorise ici la comparaison.

Prise d’Azov en 1696, qui donne à la Russie un accès à la mer Noire.
Tableau de Robert Ker Porter (1775-1842).

Lors de son accession au pouvoir, Pierre constate que seule la mer Blanche est sous son contrôle. En effet, la mer Noire est le domaine de l’Empire ottoman et du khanat de Crimée, la mer Baltique celui du royaume de Suède et qu’après le traité de Nertchinsk avec la Chine des Qing en 1689, la Russie doit renoncer à tout accès sur la mer du Japon. Le tsar va, par la guerre, tenter d’inverser la tendance pour ouvrir le pays vers l’ouest et le sud. Il entreprend d’abord une attaque contre la Sublime Porte. Ses troupes s’emparent de la citadelle d’Azov (1696), ce qui lui permet d’installer  la base navale de Tarangog (1698). Acquisitions actées par le traité de Constantinople de 1700, mais qu’il sera contraint de restituer en 1711. Au septentrion, il affronte la grande puissance locale, la Suède, dans le long conflit de la Guerre du Nord (1700 à 1721). Après des débuts catastrophiques contre les troupes de Charles XII (défaite de Narva), il s’empare de l’Estonie puis fonde Saint-Pétersbourg sur la Néva en 1703, fortifie l’île de Kotline (avec Kronstadt) et domine peu à peu les rives de la Baltique. Le traité de Nystad (1721) qui signe le déclin de la Suède, reconnaît à la Russie l’acquisition de l’Estonie, de la Livonie, de l’Ingrie et d’une partie de la Carélie et par là une main mise sur toute la partie orientale de cette mer.

C’est évidemment ce schéma et ces références, défaites et reculs occultés, que Vladimir Poutine a en tête. D’ailleurs, lors de la grande parade navale de juillet 2021, s’adressant aux équipages de la flotte, il termina son discours en citant quelques points du règlement maritime de Pierre le Grand : « Ne jamais baisser pavillon devant personne. Ne jamais battre en retraite. Ne jamais capituler ». La guerre contre l’Ukraine allait pouvoir commencer.

Discours de Poutine lors d’une Parade Navale annuelle – par Mil.ru CC BY 4.0
Alain Cabantous

Historien, spécialiste de l'histoire sociale de la culture en Europe (17e-18e s.), professeur émérite (Paris 1 - Panthéon-Sorbonne et Institut Catholique de Paris). Dernières publications : Mutins de la mer. Rébellions maritimes et portuaires en Europe occidentale aux XVIIe et XVIIIe siècle, Paris, Cerf, 2022 ; Les tentations de la chair. Virginité et chasteté (16e-21e siècle), avec François Walter, Paris, Payot, 2019 ; Une histoire de la Petite Eglise en France (XIXe-XXIe siècle), Le Cerf, 2023.

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