En lisant la lettre de Michel Aupetit, chacune et chacun aura compris que le prétexte avancé pour détruire avec brutalité le Centre Pastoral ne tient pas la route, pas même le temps d’un santiamen comme disent les Espagnols. Les autres raisons épiscopales ne manquent pas et n’ont pas manqué, toutes exposées mais toutes sans preuves. C’est bien là un autre aspect retors de l’institution cléricale.
Parmi elles, peut-être, notre manière de célébrer l’eucharistie ? Je n’en rappelle pas les modalités mais, pour certains bien-pensants, tenant la liturgie pour un cadre rituel fixé une fois pour toutes (la question est de savoir depuis quand ? Par qui ? Et pour qui ?), le fait de ne pas réciter certaines prières, issues elles-mêmes de compromis au contenu abscons, de se déplacer dans l’église, d’entendre des laïcs commenter les textes du dimanche relèveraient purement et simplement d’une hérésie. Puisque celle-ci peut être tenue aussi pour une « pratique contraire à l’usage habituel ».
Ainsi, les membres de la Communauté de Saint-Merry auront rejoint la longue, très longue liste des hérétiques désignés et condamnés par l’autorité religieuse que l’interdit émane d’un concile ou d’un sombre évêque au petit pied. Dans l’histoire mouvementée de l’Église, chacun aura ses références. Des hérésies théologiques arienne ou nestorienne, sur la nature du Christ, à celle de Galilée en 1633 qui, en remettant en cause la physique d’Aristote, jetait un sérieux doute sur la thèse de « l’accident eucharistique » [1]Pietro Redondi, Galilée hérétique, tr.fr. Paris, Gallimard, 1985. Sans oublier Jean Hus puis les protestants qualifiés d’hérétiques aussi par le pouvoir temporel chargé de les persécuter. En 1559, dans l’édit d’Écouen, Henri II est très explicite à ce propos : « Nous avons toujours eu en singulière recommandation l’extirpation des hérésies. » Et lors de son sacre en 1594, Henri IV lui-même promet à ses sujets « d’exterminer les hérétiques.
Bien entendu, même si le service de communication du diocèse de Paris, toujours bien inspiré, n’hésita pas à nous accuser de « dérives sectaires », notre « hérésie » ne se situe pas à ce niveau élevé de révolutions théologiques ou ecclésiologiques, très loin s’en faut. Malgré tout, il y a au Centre pastoral sinon des remises en cause du moins des interrogations pratiques sur la question de l’autorité et de ses sources, du sacrement de l’ordre, voire de l’intelligence de la foi et sur la dynamique partagée de la Parole avec la nôtre lors des eucharisties.
Et pour faire juste résonance avec ce qui nous porte dans la liturgie et que l’évêque nous interdit de célébrer — au fait, au nom de quoi ? — je voudrais ici rappeler les initiatives dans ce domaine de Jacques Jubé, curé de Sainte-Geneviève d’Asnières de 1720 à 1723, ce prêtre parisien, « appelant » actif après une nouvelle condamnation du mouvement janséniste en 1713. Comme beaucoup de ses confrères d’obédience, il étudia de près les premiers temps du christianisme. Cet intérêt majeur le conduisit à pratiquer une liturgie dominicale tout à fait hors normes. L’autel était une simple table en forme de tombeau seulement recouvert d’un linge blanc. Lors de la messe, le prêtre restait parmi les fidèles jusqu’à l’offertoire avant de célébrer souvent face à eux. Seuls le Gloria, le Credo et le Sanctus étaient récités et les laïcs prononçaient plusieurs des prières en français. Des bibles en langue vernaculaire étaient à la disposition de l’assistance sur les bas-côtés alors que l’usage des textes scripturaires était alors strictement réservé aux clercs. Marqué par le mouvement richériste du milieu du XVIIe siècle qui contestait le pouvoir des évêques, Jubé entretenait aussi un lien étroit avec l’assemblée paroissiale.
Hormis sa forte inclinaison janséniste, le curé devint évidemment vite suspect. Ses innovations courroucèrent une très grande partie du clergé parisien. Déjà largement imbu de sa supériorité, il estimait que ce confrère devenait ainsi un simple délégué des fidèles, lesquels par la place qu’ils occupaient lors de la liturgie, risquaient peu à peu de devenir les véritables prêtres du culte…
Que croyez-vous qu’il arriva ? Jubé dut s’exiler à Utrecht puis séjourna un long moment en Russie, revint aux Provinces-Unies avant de mourir à Paris en 1745, épuisé par sa vaine et turbulente vie nomade.
Espérons que celle de notre communauté sera demain moins chaotique et plus éphémère sous peine de délitements et de fatigues cumulés. Mais, dans la douloureuse situation présente, peut-être ce petit rappel autour des audaces de Jacques Jubé n’était-il pas inutile tout comme cette phrase de Jorge Luis Borges qui dans Les théologiens écrivait : « Les hérésies qu’il faut craindre sont celles qui peuvent être confondues avec l’orthodoxie » ?
Et, enfin, puissions-nous nous approprier ces paroles souvent prononcées par Joseph Pierron, l’un des prêtres heureux à Saint-Merry : « Dans la sainte Église, la veille tu étais hérétique, le lendemain tu seras prophète ».
Notes
↑1 | Pietro Redondi, Galilée hérétique, tr.fr. Paris, Gallimard, 1985 |
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Merci Alain d’enrichir nos connaissances avec ce personnage totalement inconnu de moi jusqu’à ce jour, – et au patronyme paradoxal, alors qu’il brisait la muraille invisible entre clercs et laïcs !
il semblerait que l’interrogation sur la liturgie et l’expérimentation de rituels simplifiés ouvrent la porte de l’exil ! Nous n’irons sans doute pas jusqu’à Utrecht mais peut-être aurons-nous à franchir les frontières du diocèse….
Grand merci Alain pour ces enseignements de l’histoire, histoire qui ne manque pas d’humour comme le note Blandine et je pense toujours que si nous pouvons rire nous sommes à moitié sauvés !