Je réside dans un quartier de Paris où la mémoire matérielle de la Commune, en particulier les traces laissées par la semaine sanglante (21-28 mai 1871), reste bien présente. D’un côté, contre l’enceinte du Père-Lachaise, le mur des Fédérés avec l’impact des balles encore visible, là où furent exécutés les derniers résistants par l’armée des Versaillais après des milliers d’autres. De l’autre, en haut de la rue Haxo, l’établissement de chapelles successives puis d’une église en souvenir des cinquante-deux otages fusillés, dont onze religieux, parmi lesquels l’archevêque de Paris, Georges Darboy, exécuté le 24 mai après le refus de Thiers de l’échanger avec Blanqui. Aujourd’hui, à l’occasion des cent cinquante ans de cette dernière révolution française, les uns mobilisent artistes et dramaturges contestataires pour célébrer le peuple en lutte tandis que d’autres organisent des sermons de carême et des veillées de prière pour les martyrs de la foi. Le fossé subsiste encore, inexorable. Comme si l’on ne célébrait jamais que SES morts.
Car la Commune de Paris (18 mars – 28 mai 1871) est bien « l’antithèse directe de l’Empire » (Karl Marx). Elle révèle certes les conséquences de la ségrégation sociale haussmannienne avec l’expulsion du monde ouvrier et de l’artisanat de ses traditionnels quartiers du centre et la paupérisation croissante de nombreuses catégories sociales. Mais elle est aussi un mouvement anticlérical fort et symbolise une rupture justement accentuée sous Napoléon III entre une partie des Parisiens et l’Eglise.
Si la Révolution de février 1848 avait semblé pouvoir faire oublier l’anticléricalisme virulent manifesté en 1830 et 1831, le climat du Second Empire contribua largement à réactiver ce sentiment de défiance à l’endroit du clergé, concrétisé par un détachement progressif des Parisiens pour les rites catholiques. Voyez la diminution du nombre de baptêmes (60 % d’enfants baptisés en 1870 à Sainte-Anne de la Butte aux Cailles ou à Saint-Ambroise), l’accroissement du concubinage et des enterrements civils (20 % en 1870), le pourcentage réduit des pratiquants dominicaux, soit environ 15 % de la population, occultant un déséquilibre très marqué entre l’est -autour de 5 à 7 % – et l’ouest de la capitale. Autant de signes tangibles aggravés par une géographie paroissiale encore très déséquilibrée avec des paroisses de soixante mille habitants du côté du faubourg Saint-Antoine ou de Belleville.
Mais l’opposition à l’Église s’était aussi beaucoup développée en raison de la collusion de cette institution avec un pouvoir politique qui soutint longtemps les États pontificaux à bout de bras et de fusils. Cette contestation se nourrissait même d’une irréligion militante pour ceux des Communards qui revendiquaient volontiers l’héritage des événements de la Révolution de 1793-1794 et décrétaient, dans la foulée, la séparation de l’État avec l’Église. Estimant que, structurellement cette dernière, ayant partie liée avec les pouvoirs en place, ne pouvait être que réactionnaire et combattue sans relâche. Ainsi Proudhon qui a beaucoup influencé le mouvement révolutionnaire :
« L’Église, en vingt ans aura fait de la France émasculée et domptée ce qu’elle a fait de l’Italie, de l’Espagne, de l’Irlande, une société abêtie qui, ne produisant plus de citoyens ni de penseurs, destituée de sens moral, armée seulement contre les libertés du monde, finira par soulever contre elle l’indignation des races dissidentes et se faire jeter aux gémonies de l’histoire » (De la justice dans la Révolution et dans l’Église, 1858).
Et pourtant, malgré la multiplication tardive des paroisses et l’augmentation du nombre de desservants, des prêtres parisiens ressentaient bien ce désarroi et cette impuissance à juguler le détachement puis la critique virulente. Pour sa part, l’archevêque Darboy, républicain et gallican, donc ferme opposant à l’infaillibilité pontificale, était un prélat ouvert (comme quoi, il y en eut quand même quelques-uns à occuper le siège de Paris). Mais l’émancipation culturelle, l’intransigeance d’une bonne partie du clergé, la défaite de Pie IX, l’homme du Syllabus, puis celle de Napoléon III contre la Prusse, suivie du siège de Paris, firent le reste.
Ces leçons de l’histoire, puisque la compromission avec le pouvoir généralement conservateur n’est jamais innocente pour l’Église cléricale, ont déjà coûté cher à cette dernière dans de nombreux pays. Pour ne prendre que deux exemples récents, celle qui est en Espagne le paie cash, celle de Pologne, docile jusqu’à la caricature, doit s’attendre à des lendemains très difficiles. Et bien sûr ce sera la faute des autres, peut-être plus encore celle des mal-croyants de l’intérieur que des sans-Dieu. L’antienne sert toujours tant pour les grandes manœuvres de la Curie que pour les brutales crapuleries épiscopales.